Les dattiers mâles répandent dans les airs leur poussière séminale, mais dans les plantations le nombre des arbres femelles par rapport aux mâles – vingt-cinq femelles pour un mâle, image fidèle de la proportion des femmes d’un harem par rapport au maître – rend nécessaire l’intervention de la main de l’homme. C’est au demeurant aux seuls hommes mariés qu’il incombe de cueillir un rameau mâle, et de le secouer, selon les quatre points cardinaux, au-dessus des fleurs femelles avant de le déposer au cœur même de l’inflorescence. Des chants et des danses rassemblent la jeunesse au pied des arbres où opèrent les inséminateurs. Les réjouissances durent aussi longtemps que la fécondation, et elles sont l’occasion traditionnelle de conclure des fiançailles, de même que les mariages se célèbrent six mois plus tard, lors des fêtes de la récolte. Le plat rituel de la Fécondation est une gigue d’antilope marinée aux truffes, un mets fortement relevé où entrent le piment, la cannelle, le cumin, le girofle, le gingembre, la noix de muscade et des grains d’amome.

Nous n’avions pas manqué de nous mêler à la foule en liesse qui buvait, mangeait et dansait dans la grande palmeraie de Méroé. Biltine a voulu s’incorporer à un groupe de danseuses. Elle imitait de son mieux les balancements parcimonieux de tout le corps, accompagnés d’une parfaite immobilité de la tête et de tout petits pas des pieds, qui donnent leur allure hiératique aux danses féminines de Méroé. Sentait-elle comme moi à quel point elle jurait au milieu de ces jeunes filles aux cheveux durement tressés, aux joues scarifiées, soumises à des interdits alimentaires minutieux ? À sa manière sans doute, car elle souffrait visiblement de s’astreindre à cette danse qui concentre toute l’exubérance africaine dans le minimum de mouvements.

Je fus d’autant plus heureux de la voir faire honneur à la gigue d’antilope du souper après avoir goûté sans retenue aux amuse-gueule qui la précèdent traditionnellement, salade d’estragon en fleurs, brochettes de colibris, cervelles de chiots en courgettes, pluviers rôtis en feuilles de vigne, museaux de béliers sautés, sans oublier les queues de brebis qui sont des sacs de graisse à l’état pur. Cependant le vin de palme et l’alcool de riz coulaient à flots. J’admirais qu’elle sûr demeurer élégante, gracieuse, séduisante au milieu de ces victuailles, auxquelles elle faisait si bon accueil. Toute autre femme du palais se serait cru obligée de grignoter du bout des lèvres. Biltine mettait tant de gaieté juvénile dans son bel appétit qu’elle trouvait moyen de le rendre communicatif. Je fus donc un moment aussi gourmand qu’elle, un moment seulement, car, les heures passant, la nuit basculant vers le petit jour, le sanglot de Satan m’emplit une fois de plus le cœur, et un soupçon nouveau m’empoisonna l’esprit : Biltine n’était-elle pas en train de s’étourdir de nourritures et d’alcools parce qu’elle savait qu’elle partagerait mon lit avant le lever du soleil ? Ne fallait-il pas qu’elle fût ivre et abrutie pour endurer l’intimité d’un nègre ?

Des esclaves nubiens emportaient la vaisselle souillée et les reliefs du souper, quand je m’avisai que Galeka avait disparu. Cette marque de discrétion de sa part – mais il n’était pas douteux que Biltine y fût pour beaucoup – me toucha et me rendit mon assurance. Je me retirai à mon tour pour me parfumer et me débarrasser des armes et des bijoux royaux. Lorsque j’approchai à nouveau le désordre de fourrures et de coussins qui encombraient la terrasse du palais, Biltine s’y trouvait étendue, les bras en croix, et elle me regardait en souriant. Je m’étendis près d’elle, je l’enlaçai, et bientôt je connus tous les secrets de la blondeur. Mais pourquoi fallait-il que je ne pusse rien voir de son corps sans découvrir quelque chose du mien ? Ma main sur son épaule, ma tête entre ses seins, mes jambes entre ses jambes, nos flancs serrés, c’était ivoire et bitume ! Dès que mes travaux amoureux se relâchaient, je m’abîmais dans la considération morose de ce contraste.

Et elle ? Que sentait-elle ? Que pensait-elle ? Je n’allais pas tarder à le savoir ! Brusquement, elle s’arracha à mon étreinte, elle courut à la balustrade de la terrasse, et, penchée à mi-corps vers les jardins, je la vis secouée de hauts-le-cœur et de hoquets. Enfin elle revint, très pâle, le visage creusé, les orbites meurtries. Elle s’étendit sur le dos, sagement, dans la pose d’un gisant.

— La gigue n’a pas passé, expliqua-t-elle simplement. La gigue d’antilope ou la queue de brebis.

Je n’étais pas dupe. Je savais que ce n’était ni l’antilope, ni la brebis qui avait fait vomir de dégoût la femme que j’aimais ! Je me levai et gagnai mes appartements, accablé de chagrin.

J’ai fort peu parlé de Galeka jusqu’ici, parce que Biltine occupait toute ma pensée. Mais dans mon désarroi, je me tournai alors vers le jeune homme, comme vers une incarnation d’elle-même qui fût incapable de me faire souffrir, une sorte de confident inoffensif. N’est-ce pas au demeurant la fonction normale des frères, des beaux-frères ? J’aurais été déçu si j’avais sincèrement attendu de lui qu’il me détournât de Biltine. Il m’apparut en vérité qu’il ne vivait qu’à l’ombre de sa sœur, s’en remettant à elle pour tout juger, tout décider. Il me surprit aussi par le peu d’attachement qu’il, manifestait pour sa patrie phénicienne. Selon le récit qu’il me fit, ils se rendaient de Byblos, leur ville natale, en Sicile où ils possèdent des proches, selon une tradition phénicienne qui veut que les jeunes gens s’expatrient et s’enrichissent des hasards du voyage. Pour eux, l’aventure avait commencé dès le huitième jour, quand leur navire était tombé aux mains des pirates. La valeur marchande, que leur donnaient leur jeunesse et leur beauté, leur avait sauvé la vie. On les avait débarqués sur une plage proche d’Alexandrie, et acheminés vers le sud en caravane.