Ils n’avaient pas eu trop à souffrir en route, car leurs maîtres les ménageaient pour sauvegarder leur apparence physique. La gentillesse des enfants et des petits animaux compense leur faiblesse et leur sert de protection contre leurs ennemis. La beauté d’une femme ou la fraîcheur d’un adolescent sont des armes non moins efficaces. J’en fais la triste expérience : aucune armée n’aurait pu m’investir et me réduire comme font ces deux esclaves…

Je ne pus retenir une question qui l’a étonné, puis amusé : les habitants de la Phénicie sont-ils tous blonds ? Il a souri. Tant s’en faut, m’a-t-il répondu. Il y en a de bruns, des châtain foncé, des châtain clair. Il y a aussi des roux. Puis il a froncé les sourcils, comme s’il discernait pour la première fois une vérité nouvelle et difficile à cerner. Il lui semblait, à y bien regarder, que les esclaves étaient plus bruns, très bruns, crépus aussi, et que, parmi les hommes libres, la clarté de la peau ainsi que la blondeur et la raideur des cheveux s’accentuaient à mesure que l’on montait dans l’échelle sociale, de telle sorte que la grande bourgeoisie rivalisait de blondeur avec l’aristocratie. Et il rit, comme si ces propos d’esclave blond s’adressant à un roi noir ne méritaient pas le pal ou la croix ! J’admirais malgré moi la légèreté avec laquelle il parlait et semblait prendre tous les événements qui lui advenaient. Parti libre et riche de Byblos pour un séjour chez des parents, le voilà favori d’un roi africain après avoir traversé des déserts à pied, avec au cou la corde de la servitude. Sait-il que je pourrais faire tomber sa tête d’un claquement de doigts ? Le pourrais-je vraiment ? Ne serait-ce pas perdre aussitôt Biltine ? Mais n’est-elle pas déjà perdue pour moi ? Ô chagrin ! « Je suis esclave, mais je suis blonde ! » pourrait-elle chanter.

Il faut que je me résolve enfin à rapporter une scène que j’ai eue avec elle et qui témoignerait, s’il en était besoin, de l’état de tristesse et d’égarement où je me trouvais.

J’ai dit l’usage habituel que je fais des cassolettes pour rehausser le faste des cérémonies officielles où j’apparais vêtu des attributs les plus vénérables de la royauté. J’ai dit également que, du grand marché de Naouarik, j’ai rapporté un plein coffre de petits bâtons d’encens. Ceux qui se croient des esprits forts et affranchis ont parfois la légèreté de jouer avec des choses dont la portée symbolique les dépasse. Il arrive qu’ils le paient assez cher. J’avais eu l’idée médiocre d’utiliser cet encens pour agrémenter les parties fines qui nous réunissaient certaines nuits, Biltine, son frère et moi. Je jure bien qu’il ne s’agissait au début que de parfumer l’air de mes appartements souvent confiné et chargé des relents d’un banquet. Seulement voilà, l’encens ne se laisse pas aussi facilement désacraliser. Sa brume tamise la lumière et la peuple de silhouettes impalpables. Son odeur porte à la rêverie, à la méditation. Il y a, dans sa combustion sur des braises, du sacrifice, de l’holocauste. Bref, qu’on le veuille ou non, l’encens crée une atmosphère de culte et de religiosité.

Nous y échappâmes d’abord grâce à des facéties assez grossières où l’alcool avait sans doute sa part. Biltine avait imaginé qu’elle et moi, nous pourrions intervertir nos couleurs, et, après s’être couvert le visage de noir de fumée, elle avait barbouillé le mien de kaolin. Nous avons ainsi fait les fous une partie de la nuit. Puis quand était venue cette heure d’angoisse, où le jour écoulé est mort et le jour suivant bien loin encore de naître, notre belle jovialité s’était affaissée. C’est alors que les fumées de l’encens donnèrent à nos bouffonneries un air de danse macabre. Le nègre blanchi et la blonde noircie se faisaient face, tandis que le troisième larron, devenu clergeon d’un culte grotesque, balançait gravement à leurs pieds un encensoir fumant.

J’aimais Biltine, et les amoureux ne se font pas faute d’employer des mots comme idolâtrer, adorer, adoration. Il faut leur pardonner, parce qu’ils ne savent pas. Moi je sais depuis cette nuit-là, mais il aura fallu, pour m’instruire, ces deux figures de carnaval enveloppées de volutes odorantes. Jamais le sanglot de Satan ne m’a déchiré le cœur comme en cette circonstance.