C’était un long cri silencieux qui ne voulait pas finir en moi, un appel vers autre chose, un élan vers un autre horizon. Ce qui ne veut pas dire, tant s’en faut, que je méprisais Biltine et que je me détournais d’elle. Au contraire, je me sentais proche d’elle, comme jamais encore, mais c’était par un autre sentiment, une sorte de fraternité dans l’abjection, une pitié brûlante, une ardente compassion qui m’inclinait vers elle et m’invitait à l’entraîner avec moi. Pauvre Biltine, si faible, si fragile, malgré sa puérile duplicité, au milieu de cette cour où tout le monde la haïssait !

De cette haine, j’allais bientôt avoir une terrible preuve, et ce serait bien sûr à Kallaha qu’il incomberait de me l’apporter.

Son ancienneté auprès de moi et sa qualité de matrone du harem lui donnent accès jour et nuit à mes appartements. C’est ainsi que je l’ai vue surgir en pleine insomnie, accompagnée d’un eunuque qui portait un flambeau. Elle paraissait très excitée et comme dominant mal une joie triomphante. Mais le protocole lui interdisait de prendre la parole en premier, et je n’avais aucune hâte à faire éclater la catastrophe que je savais d’ores et déjà inévitable.

Je me levai, revêtis un boubou de nuit, et entrepris de me rincer la bouche, sans accorder un regard à la matrone qui bouillait d’impatience. Enfin j’arrangeai mes coussins, m’étendis à nouveau et lui dis avec nonchalance : « Alors Kallaha, que se passe-t-il au harem ? » Car il est évidemment hors de question que je l’autorise à s’exprimer sur un autre sujet. Elle éclata : « Tes Phéniciens ! » Comme si je n’avais pas compris dès sa survenue que ce serait d’eux qu’il s’agirait !

— Tes Phéniciens ! Ils ne sont pas plus frère et sœur que celui-là et moi !

Et elle toucha l’épaule de l’eunuque.

— Qu’en sais-tu ?

— Si tu ne me crois pas, viens avec moi. Tu verras comme les jeux auxquels ils jouent sont ceux d’un frère et d’une sœur !

Je fus aussitôt debout. C’était donc cela ! La tristesse nauséeuse qui m’enveloppait depuis des semaines s’était muée en une colère meurtrière. Je jetai un manteau sur mes épaules. Kallaha, dépassée par la violence de ma réaction, reculait avec terreur vers la porte.

— Allons marche, vieille bourrique, nous y allons !

La suite eut la rapidité sans poids d’un cauchemar. Les amants surpris dans les bras l’un de l’autre, les soldats appelés, le garçon traîné vers les cachots de l’ergastule, Biltine – plus belle que jamais dans son bonheur soudain foudroyé, plus désirable que jamais dans ses larmes et ses longs cheveux qui étaient son seul vêtement –, Biltine claquemurée dans une cellule de six pieds de côté, Kallaha disparue, car elle savait d’expérience, la rouée, qu’il ne fait pas bon traîner à ma portée en de pareils moments, je me suis retrouvé dans une solitude effrayante, au cœur d’une nuit aussi noire que ma peau et le fond de mon âme. Et j’aurais pleuré sans doute, si je n’avais su combien les larmes conviennent mal à un nègre.

Biltine et Galeka sont-ils frère et sœur ? Tout porte à en douter. J’ai déjà noté que leur ressemblance physique, d’abord évidente, s’était estompée à mes yeux, à mesure que je voyais leurs traits individuels s’affirmer sous leur identité ethnique. Et la manœuvre ne s’explique que trop aisément : en faisant passer son amant – ou son mari – pour son frère, la Phénicienne le mettait à l’abri de ma jalousie, et lui faisait partager les faveurs dont je la comblais. La prudence aurait exigé qu’ils observassent la plus grande retenue l’un à l’égard de l’autre. Qu’ils en aient agi autrement me remplit de fureur – fallait-il qu’ils se soucient peu de me défier, entourés d’espions comme ils l’étaient ! – mais aussi cette légèreté, cette témérité m’étonne, m’attendrit un peu. Et pour en finir avec leur fraternité, il m’importe peu qu’elle soit réelle ou mensongère. Les pharaons de Haute-Égypte – qui ne sont bien loin de moi ni dans le temps, ni dans l’espace – se mariaient entre frères et sœurs pour sauvegarder la pureté de leur descendance. Pour moi, l’union de Biltine et de Galeka reste celle de deux semblables. Le blond et la blonde s’attirent, se frottent… et rejettent le noir dans les ténèbres extérieures. Cela seul compte à mes yeux.

Les jours qui suivirent, j’eus à subir les sollicitations muettes ou déguisées de mon entourage qui me pressait d’en finir avec les coupables. Que pèse la vie de deux esclaves en disgrâce dans la main d’un roi ? Mais j’ai assez de sagesse à mon âge pour savoir que l’important n’est pour moi ni de faire justice, ni même de me venger, mais de guérir la blessure dont je souffre. Agir selon l’égoïsme le plus judicieux. La mort – cruelle ou expéditive – de l’un des deux Phéniciens – et duquel des deux ? – ou des deux à la fois, aurait-elle un effet bénéfique sur mon chagrin ? C’est la seule question, et je dénie à tous ceux qui poussent des cris de haine autour de moi la moindre compétence pour en juger.

Une fois de plus, c’est de mon astrologue Barka Maï que m’est venue l’aide la plus avisée.

J’errais sur ma terrasse, considérant dans une délectation morose que la noirceur de mon âme est vide, alors que celle du ciel nocturne scintille d’étoiles, quand il me rejoignit avec – me dit-il – une nouvelle d’importance.

— C’est pour cette nuit, précisa-t-il mystérieusement.

J’avais oublié notre précédente rencontre. Je ne savais plus ce qu’il voulait dire.

— La comète, me rappela-t-il, l’astre chevelu. À la fin de cette nuit, elle sera visible de cette terrasse.

L’étoile aux cheveux d’or ! Je me souvenais maintenant qu’il m’avait prédit cette apparition, alors que Biltine n’était pas encore entrée dans ma vie. Cher Barka ! Son extralucidité m’émerveillait.