Gauche et Droite

couverture

Du même auteur

AUX MÊMES ÉDITIONS

La Marche de Radetzky

roman, 1982

et « Points », no P8

 

La Crypte des capucins

roman, 1983

et « Points », no P196

 

Tarabas, un hôte sur cette terre

roman, 1985

et « Points Roman », no R389

 

La Légende du saint buveur

nouvelles, 1986

 

Juifs en errance

suivi de

L’Antéchrist

essais, 1986

 

La Rébellion

roman, 1988

et « Points Roman », no R444

 

Les Fausses Mesures

roman, 1989

 

Croquis de voyage

récits, 1994

 

Le Marchand de corail

nouvelles, 1996

 

également

par David Bronsen

Joseph Roth

biographie, 1994

A PARAÎTRE

Le Roman des Cent-Jours

 

Lettres choisies

 

Zipper et son père

AUX ÉDITIONS GALLIMARD

La Fuite sans fin

roman, 1929 et 1985

 

La Toile d’araignée

roman, 1970 et 1991

 

Le Prophète muet

roman, 1972

 

Conte de la 1002e nuit

roman, 1973

 

Hôtel Savoy

roman, 1987

AUX ÉDITIONS CALMANN-LÉVY

Le Poids de la grâce

roman, 1982 et 1991

AUX ÉDITIONS CHRISTIAN BOURGOIS

Notre assassin

roman, 1994

CE LIVRE EST ÉDITÉ PAR ANNE FREYER-MAUTHNER

Titre original : Rechts und links
Éditeurs originaux : Kiepenheuer & Witsch, Cologne,
et Allert de Lange, Amsterdam
ISBN original : 3-462-01709-8
© original : 1975, 1985, Verlag Kiepenheuer & Witsch, Cologne
et Verlag Allert de Lange, Amsterdam

ISBN 978-2-02-135067-8

© NOVEMBRE 2000, ÉDITIONS DU SEUIL
POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE

www.seuil.com

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

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Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

TABLE DES MATIÈRES

Du même auteur

Copyright

Première partie

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Deuxième partie

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Troisième partie

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

PREMIÈRE PARTIE

I

J’ai gardé le souvenir d’une époque où Paul Bernheim promettait de devenir un génie.

Il était petit-fils d’un maquignon – lequel avait amassé une petite fortune –, et fils d’un banquier qui, sans rien comprendre à l’épargne, avait toujours été béni par la chance. Le père de Paul, M. Félix Bernheim, portait sur le monde un regard désabusé et hautain et, bien qu’une dose normale de folie lui eût attiré l’estime de ses compatriotes, il s’était fait beaucoup d’ennemis : sa chance exceptionnelle excitait leur jalousie. Mais, comme s’il avait voulu les plonger dans un total désespoir, le destin, un jour lui permit de gagner le gros lot.

D’habitude, la plupart des gens gardent comme un secret – comme une honte qui aurait entaché l’honneur de leur famille – le fait d’avoir gagné le gros lot. Mais lui – M. Bernheim –, comme s’il avait eu peur qu’on ne fût pas assez informé de sa chance et que l’on n’y répondît pas avec assez de hargne, multiplia les marques de mépris envers son entourage, réduisit le nombre, déjà restreint, des salutations qu’il avait l’habitude de distribuer chaque jour et commença à répondre avec une indifférence blessante à ceux qui le saluaient. Bien plus encore, lui qui jusque-là s’était contenté de provoquer les hommes, voilà qu’il se mit à provoquer la nature. Il habitait la vaste maison de son père, non loin de la ville, le long de la grand-route qui conduisait à un bois de sapins. Cette maison se trouvait au milieu d’un vieux jardin, parmi des arbres fruitiers, des chênes et des tilleuls ; elle était peinte en jaune avec un toit rouge et pentu, et elle était entourée d’un mur gris de la hauteur d’un homme. Les arbres, au bord du jardin, surplombaient le mur, et leurs couronnes faisaient une voûte au milieu de la route. Depuis fort longtemps, deux larges bancs peints en vert étaient adossés là ; les gens fatigués pouvaient s’y reposer. Les hirondelles faisaient leurs nids dans la maison et, les soirs d’été, on entendait le gazouillis des oiseaux dans le feuillage ; et ce long mur, ces arbres et ces bancs offraient un agréable et frais dédommagement à la chaleur poussiéreuse de la route, tout en promettant pour les aigres jours d’hiver le réconfort d’une certaine proximité humaine.

Un jour, en été, les bancs verts disparurent. Le long du mur – et le surplombant – se dressait, dans sa nudité, un échafaudage de bois. Les vieux arbres du jardin furent abattus. On les entendit se fendre et craquer et, pour la dernière fois, on perçut le bruissement de leurs couronnes lorsqu’elles touchèrent terre. Le mur s’écroula. Et, à travers les trous et les fentes de l’échafaudage, les gens purent apercevoir le jardin des Bernheim devenu désert, la maison jaune livrée à un vide inquiétant ; alors la morosité s’empara d’eux comme si c’eût été leur maison, leur mur, leurs arbres.

Quelques mois plus tard se dressait à la place de l’ancienne maison jaune à pignon une maison neuve d’une blancheur éclatante, avec un balcon de pierre qu’un Atlas de chaux portait sur ses épaules, un toit plat qui devait rappeler ceux du Midi, un crépi au goût du jour entre les fenêtres, des têtes d’anges et des grotesques alternant sous la corniche, une rampe fastueuse, de celles qui mènent à une cour d’appel, un parlement ou une école supérieure. A la place du mur de pierre, un grillage aux mailles serrées, d’un blanc grisâtre, dressait ses pointes acérées vers le ciel, les oiseaux et les voleurs. On apercevait dans le jardin des massifs ronds et ennuyeux – d’autres en forme de cœur –, un gazon artificiel, fait d’une herbe épaisse, courte, presque bleue, et des rosiers grêles, retombants, soutenus par des tuteurs. Au centre de ces massifs se tenaient des nains d’argile peints, avec des capuches rougeâtres, des mines souriantes, des barbes blanches, tenant dans leurs petites mains des bêches, des pelles, des marteaux, des arrosoirs : tout un peuple de légende, sorti de l’usine Grützer & Cie. Des sentiers artistiquement entrelacés, recouverts de gravier et qui crissaient au premier regard, se tortillaient comme des serpents entre les parterres. Et, bien que l’on fût resté à l’extérieur, on sentait – comme si on l’eût parcourue pendant des heures – une lassitude dans les jambes au seul spectacle de cette magnificence infinie. Les nains riaient en vain. Les grêles rosiers tremblaient, les pensées ressemblaient à de la porcelaine peinte. Et même quand le long tuyau du jardinier pulvérisait une eau bienfaisante, on ne ressentait aucune fraîcheur ; cela rappelait plutôt les fines et chaudes gouttelettes que l’ouvreur – au cinéma – répand sur les têtes nues des spectateurs. Au-dessus du balcon, M. Bernheim fit peindre en lettres d’or dentelées et difficilement lisibles les mots « Sans souci ».

Certains après-midi, on voyait M. Bernheim circuler entre les massifs et, aidé de son jardinier, faire violence à la nature. Puis on entendait le cliquetis du sécateur et le craquement des petites haies fraîchement plantées ; elles commençaient à peine à pousser qu’elles faisaient déjà connaissance avec le règlement. Les fenêtres de la maison n’étaient jamais ouvertes. Les rideaux en étaient le plus souvent fermés. Certains soirs, à travers ces mêmes épais rideaux jaunes, on pouvait apercevoir des silhouettes assises, d’autres qui allaient et venaient, ainsi que les contours et les points lumineux des lustres, et l’on supposait alors qu’il y avait fête à la maison Bernheim.

Les fêtes chez les Bernheim étaient empreintes de dignité, mais aussi de froideur. Le vin que l’on y trouvait, manquait son effet ; il était pourtant d’origine et choisi avec soin. On avait beau en boire, on gardait la tête froide.