La victoire entre eux deux n’était pas incertaine ; L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine, Et comme une victime aux marches de l’autel, Il semblait présenter sa gorge au coup mortel : Aussi le reçoit-il, peu s’en faut, sans défense, Et son trépas de Rome établit la puissance.

LE VIEIL HORACE: Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !

Ô d’un état penchant l’inespéré secours !

Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !

Appui de ton pays, et gloire de ta race !

Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?

Quand pourra mon amour baigner avec tendresse Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

VALÈRE: Vos caresses bientôt pourront se déployer : Le roi dans un moment vous le va renvoyer, Et remet à demain la pompe qu’il prépare D’un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare ; 41

Aujourd’hui seulement on s’acquitte vers eux Par des chants de victoire et par de simples vœux.

C’est où le roi le mène, et tandis il m’envoie Faire office vers vous de douleur et de joie ; Mais cet office encor n’est pas assez pour lui ; Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd’hui : Il croit mal reconnaître une vertu si pure, Si de sa propre bouche il ne vous en assure, S’il ne vous dit chez vous combien vous doit l’état.

LE VIEIL HORACE: De tels remercîments ont pour moi trop d’éclat, Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres Du service d’un fils, et du sang des deux autres.

VALÈRE: Il ne sait ce que c’est d’honorer à demi ; Et son sceptre arraché des mains de l’ennemi Fait qu’il tient cet honneur qu’il lui plaît de vous faire Au-dessous du mérite et du fils et du père.

Je vais lui témoigner quels nobles sentiments La vertu vous inspire en tous vos mouvements, Et combien vous montrez d’ardeur pour son service.

LE VIEIL HORACE: Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.

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Scène III

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LE VIEIL HORACE: Ma fille, il n’est plus temps de répandre des pleurs ; Il sied mal d’en verser où l’on voit tant d’honneurs ; On pleure injustement des pertes domestiques, Quand on en voit sortir des victoires publiques.

Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour nous ; Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.

En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme 42

Dont la perte est aisée à réparer dans Rome ; Après cette victoire, il n’est point de Romain Qui ne soit glorieux de vous donner la main.

Il me faut à Sabine en porter la nouvelle ; Ce coup sera sans doute assez rude pour elle, Et ses trois frères morts par la main d’un époux Lui donneront des pleurs bien plus justes qu’à vous ; Mais j’espère aisément en dissiper l’orage, Et qu’un peu de prudence aidant son grand courage Fera bientôt régner sur un si noble cœur Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur.

Cependant étouffez cette lâche tristesse ; Recevez-le, s’il vient, avec moins de faiblesse ; Faites-vous voir sa sœur, et qu’en un même flanc Le ciel vous a tous deux formés d’un même sang.

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Scène IV

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CAMILLE: Oui, je lui ferai voir, par d’infaillibles marques, Qu’un véritable amour brave la main des Parques, Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans Qu’un astre injurieux nous donne pour parents.

Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche ; Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche, Impitoyable père, et par un juste effort Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.

En vit-on jamais un dont les rudes traverses Prissent en moins de rien tant de faces diverses, Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel, Et portât tant de coups avant le coup mortel ?

Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte De joie et de douleur, d’espérance et de crainte, Asservie en esclave à plus d’événements, Et le piteux jouet de plus de changements ?

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Un oracle m’assure, un songe me travaille ; La paix calme l’effroi que me fait la bataille ; Mon hymen se prépare, et presque en un moment Pour combattre mon frère on choisit mon amant ; Ce choix me désespère, et tous le désavouent ; La partie est rompue, et les dieux la renouent ; Rome semble vaincue, et seul des trois Albains, Curiace en mon sang n’a point trempé ses mains.

Ô dieux ! Sentais-je alors des douleurs trop légères Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères, Et me flattais-je trop quand je croyais pouvoir L’aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir ?

Sa mort m’en punit bien, et la façon cruelle Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle : Son rival me l’apprend, et faisant à mes yeux D’un si triste succès le récit odieux,

Il porte sur le front une allégresse ouverte, Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ; Et bâtissant en l’air sur le malheur d’autrui, Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.

Mais ce n’est rien encore au prix de ce qui reste : On demande ma joie en un jour si funeste ; Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur, Et baiser une main qui me perce le cœur.

En un sujet de pleurs si grand, si légitime, Se plaindre est une honte, et soupirer un crime ; Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux, Et si l’on n’est barbare, on n’est point généreux.

Dégénérons, mon cœur, d’un si vertueux père ; Soyons indigne sœur d’un si généreux frère : C’est gloire de passer pour un cœur abattu, Quand la brutalité fait la haute vertu.

Éclatez, mes douleurs : à quoi bon vous contraindre ?

Quand on a tout perdu, que saurait-on plus craindre ?

Pour ce cruel vainqueur n’ayez point de respect ; Loin d’éviter ses yeux, croissez à son aspect ; Offensez sa victoire, irritez sa colère, Et prenez, s’il se peut, plaisir à lui déplaire.

Il vient : préparons-nous à montrer constamment Ce que doit une amante à la mort d’un amant.

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Scène V

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HORACE: Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères, Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires, Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ; Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

CAMILLE: Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

HORACE: Rome n’en veut point voir après de tels exploits, Et nos deux frères morts dans le malheur des armes Sont trop payés de sang pour exiger des larmes : Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

CAMILLE: Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu, Je cesserai pour eux de paraître affligée, Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ; Mais qui me vengera de celle d’un amant, Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

HORACE: Que dis-tu, malheureuse ?

CAMILLE: Ô mon cher Curiace !

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HORACE: Ô d’une indigne sœur insupportable audace !

D’un ennemi public dont je reviens vainqueur Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !

Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !

Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !

Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs, Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ; Tes flammes désormais doivent être étouffées ; Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées : Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE: Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ; Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme, Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme : Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ; Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.

Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ; Tu ne revois en moi qu’une amante offensée, Qui comme une furie attachée à tes pas,

Te veut incessamment reprocher son trépas.

Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes, Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes, Et que jusques au ciel élevant tes exploits, Moi-même je le tue une seconde fois !

Puissent tant de malheurs accompagner ta vie, Que tu tombes au point de me porter envie ; Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORACE: Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !

Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage, Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?

Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, Et préfère du moins au souvenir d’un homme Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE: Rome, l’unique objet de mon ressentiment !

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Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !

Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !

Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !

Puissent tous ses voisins ensemble conjurés Saper ses fondements encor mal assurés !

Et si ce n’est assez de toute l’Italie,

Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ; Que cent peuples unis des bouts de l’univers Passent pour la détruire et les monts et les mers !

Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, Et de ses propres mains déchire ses entrailles !

Que le courroux du ciel allumé par mes vœux Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !

Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre, Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre, Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE: C’est trop, ma patience à la raison fait place ; Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

CAMILLE: Ah ! Traître !

HORACE: Ainsi reçoive un châtiment soudain Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

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Scène VI

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PROCULE: Que venez-vous de faire ?

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HORACE: Un acte de justice :

Un semblable forfait veut un pareil supplice.