PROCULE: Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.

HORACE: Ne me dis point qu’elle est et mon sang et ma sœur.

Mon père ne peut plus l’avouer pour sa fille : Qui maudit son pays renonce à sa famille ; Des noms si pleins d’amour ne lui sont plus permis ; De ses plus chers parents il fait ses ennemis : Le sang même les arme en haine de son crime.

La plus prompte vengeance en est plus légitime ; Et ce souhait impie, encore qu’impuissant, Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant.

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Scène VII

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SABINE: À quoi s’arrête ici ton illustre colère ?

Viens voir mourir ta sœur dans les bras de ton père ; Viens repaître tes yeux d’un spectacle si doux : Ou si tu n’es point las de ces généreux coups, Immole au cher pays des vertueux Horaces Ce reste malheureux du sang des Curiaces.

Si prodigue du tien, n’épargne pas le leur ; Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur ; Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères ; Je soupire comme elle, et déplore mes frères : Plus coupable en ce point contre tes dures lois, Qu’elle n’en pleurait qu’un, et que j’en pleure trois, Qu’après son châtiment ma faute continue.

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HORACE: Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue : Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié, Et ne m’accable point d’une indigne pitié.

Si l’absolu pouvoir d’une pudique flamme Ne nous laisse à tous deux qu’un penser et qu’une âme, C’est à toi d’élever tes sentiments aux miens, Non à moi de descendre à la honte des tiens.

Je t’aime, et je connais la douleur qui te presse ; Embrasse ma vertu pour vaincre ta faiblesse, Participe à ma gloire au lieu de la souiller.

Tâche à t’en revêtir, non à m’en dépouiller.

Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie, Que je te plaise mieux couvert d’une infamie ?

Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi, Fais-toi de mon exemple une immuable loi.

SABINE: Cherche pour t’imiter des âmes plus parfaites.

Je ne t’impute point les pertes que j’ai faites, J’en ai les sentiments que je dois en avoir, Et je m’en prends au sort plutôt qu’à ton devoir ; Mais enfin je renonce à la vertu romaine, Si pour la posséder je dois être inhumaine ; Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur Sans y voir des vaincus la déplorable sœur.

Prenons part en public aux victoires publiques ; Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques, Et ne regardons point des biens communs à tous, Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.

Pourquoi veux-tu, cruel, agir d’une autre sorte ?

Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte ; Mêle tes pleurs aux miens. Quoi ? Ces lâches discours N’arment point ta vertu contre mes tristes jours ?

Mon crime redoublé n’émeut point ta colère ?

Que Camille est heureuse ! Elle a pu te déplaire ; Elle a reçu de toi ce qu’elle a prétendu, Et recouvre là-bas tout ce qu’elle a perdu.

Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse, Écoute la pitié, si ta colère cesse ;

Exerce l’une ou l’autre, après de tels malheurs, 49

À punir ma faiblesse, ou finir mes douleurs : Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice ; Qu’elle soit un effet d’amour ou de justice, N’importe : tous ses traits n’auront rien que de doux, Si je les vois partir de la main d’un époux.

HORACE: Quelle injustice aux dieux d’abandonner aux femmes Un empire si grand sur les plus belles âmes, Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs !

À quel point ma vertu devient-elle réduite !

Rien ne la saurait plus garantir que la fuite.

Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs.

SABINE: Ô colère, ô pitié, sourdes à mes désirs, Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse, Et je n’obtiens de vous ni supplice ni grâce !

Allons-y par nos pleurs faire encore un effort, Et n’employons après que nous à notre mort.

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ACTE V

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Scène I

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LE VIEIL HORACE: Retirons nos regards de cet objet funeste, Pour admirer ici le jugement céleste :

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Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut Confondre notre orgueil qui s’élève trop haut.

Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse ; Il mêle à nos vertus des marques de faiblesse, Et rarement accorde à notre ambition

L’entier et pur honneur d’une bonne action.

Je ne plains point Camille : elle était criminelle ; Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu’elle : Moi, d’avoir mis au jour un cœur si peu romain ; Toi, d’avoir par sa mort déshonoré ta main.

Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ; Mais tu pouvais, mon fils, t’en épargner la honte : Son crime, quoique énorme et digne du trépas, Était mieux impuni que puni par ton bras.

HORACE: Disposez de mon sang, les lois vous en font maître ; J’ai cru devoir le sien aux lieux qui m’ont vu naître.

Si dans vos sentiments mon zèle est criminel, S’il m’en faut recevoir un reproche éternel, Si ma main en devient honteuse et profanée, Vous pouvez d’un seul mot trancher ma destinée : Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté

A si brutalement souillé la pureté.

Ma main n’a pu souffrir de crime en votre race ; Ne souffrez point de tache en la maison d’Horace.

C’est en ces actions dont l’honneur est blessé Qu’un père tel que vous se montre intéressé : Son amour doit se taire où toute excuse est nulle ; Lui-même il y prend part lorsqu’il les dissimule ; Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas, Quand il ne punit point ce qu’il n’approuve pas.

LE VIEIL HORACE: Il n’use pas toujours d’une rigueur extrême ; Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même ; Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir, Et ne les punit point, de peur de se punir.

Je te vois d’un autre œil que tu ne te regardes ; Je sais...