Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs.
SABINE: Ô colère, ô pitié, sourdes à mes désirs, Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse, Et je n’obtiens de vous ni supplice ni grâce !
Allons-y par nos pleurs faire encore un effort, Et n’employons après que nous à notre mort.
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ACTE V
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Scène I
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LE VIEIL HORACE: Retirons nos regards de cet objet funeste, Pour admirer ici le jugement céleste :
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Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut Confondre notre orgueil qui s’élève trop haut.
Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse ; Il mêle à nos vertus des marques de faiblesse, Et rarement accorde à notre ambition
L’entier et pur honneur d’une bonne action.
Je ne plains point Camille : elle était criminelle ; Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu’elle : Moi, d’avoir mis au jour un cœur si peu romain ; Toi, d’avoir par sa mort déshonoré ta main.
Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ; Mais tu pouvais, mon fils, t’en épargner la honte : Son crime, quoique énorme et digne du trépas, Était mieux impuni que puni par ton bras.
HORACE: Disposez de mon sang, les lois vous en font maître ; J’ai cru devoir le sien aux lieux qui m’ont vu naître.
Si dans vos sentiments mon zèle est criminel, S’il m’en faut recevoir un reproche éternel, Si ma main en devient honteuse et profanée, Vous pouvez d’un seul mot trancher ma destinée : Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté
A si brutalement souillé la pureté.
Ma main n’a pu souffrir de crime en votre race ; Ne souffrez point de tache en la maison d’Horace.
C’est en ces actions dont l’honneur est blessé Qu’un père tel que vous se montre intéressé : Son amour doit se taire où toute excuse est nulle ; Lui-même il y prend part lorsqu’il les dissimule ; Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas, Quand il ne punit point ce qu’il n’approuve pas.
LE VIEIL HORACE: Il n’use pas toujours d’une rigueur extrême ; Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même ; Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir, Et ne les punit point, de peur de se punir.
Je te vois d’un autre œil que tu ne te regardes ; Je sais... Mais le roi vient, je vois entrer ses gardes.
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Scène II
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LE VIEIL HORACE: Ah ! Sire, un tel honneur a trop d’excès pour moi ; Ce n’est point en ce lieu que je dois voir mon roi : Permettez qu’à genoux...
TULLE: Non, levez-vous, mon père :
Je fais ce qu’en ma place un bon prince doit faire.
Un si rare service et si fort important
Veut l’honneur le plus rare et le plus éclatant.
Vous en aviez déjà sa parole pour gage ; Je ne l’ai pas voulu différer davantage.
J’ai su par son rapport, et je n’en doutais pas, Comme de vos deux fils vous portez le trépas, Et que déjà votre âme étant trop résolue, Ma consolation vous serait superflue ;
Mais je viens de savoir quel étrange malheur D’un fils victorieux a suivi la valeur,
Et que son trop d’amour pour la cause publique Par ses mains à son père ôte une fille unique.
Ce coup est un peu rude à l’esprit le plus fort ; Et je doute comment vous portez cette mort.
LE VIEIL HORACE: Sire, avec déplaisir, mais avec patience.
TULLE: C’est l’effet vertueux de votre expérience.
Beaucoup par un long âge ont appris comme vous Que le malheur succède au bonheur le plus doux : Peu savent comme vous s’appliquer ce remède, Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.
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Si vous pouvez trouver dans ma compassion Quelque soulagement pour votre affliction, Ainsi que votre mal sachez qu’elle est extrême, Et que je vous en plains autant que je vous aime.
VALÈRE: Sire, puisque le ciel entre les mains des rois Dépose sa justice et la force des lois,
Et que l’état demande aux princes légitimes Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes, Souffrez qu’un bon sujet vous fasse souvenir Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir ; Souffrez...
LE VIEIL HORACE: Quoi ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ?
TULLE: Permettez qu’il achève, et je ferai justice : J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.
C’est par elle qu’un roi se fait un demi-dieu ; Et c’est dont je vous plains, qu’après un tel service On puisse contre lui me demander justice.
VALÈRE: Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois, Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.
Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s’irritent ; S’il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent ; Ajoutez-y plutôt que d’en diminuer :
Nous sommes tous encor prêts d’y contribuer ; Mais puisque d’un tel crime il s’est montré capable, Qu’il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.
Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains, Si vous voulez régner, le reste des Romains : Il y va de la perte ou du salut du reste.
La guerre avait un cours si sanglant, si funeste, Et les nœuds de l’hymen, durant nos bons destins, Ont tant de fois uni des peuples si voisins, Qu’il est peu de Romains que le parti contraire 53
N’intéresse en la mort d’un gendre ou d’un beau-frère, Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs, Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.
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