Quoiqu’à peine à mes maux je puisse résister, J’aime mieux les souffrir que de les mériter.

JULIE: Quoi ! Vous appelez crime un change raisonnable ?

CAMILLE: Quoi ! Le manque de foi vous semble pardonnable ?

JULIE: Envers un ennemi qui peut nous obliger ?

CAMILLE: D’un serment solennel qui peut nous dégager ?

JULIE: Vous déguisez en vain une chose trop claire : Je vous vis encore hier entretenir Valère ; Et l’accueil gracieux qu’il recevait de vous Lui permet de nourrir un espoir assez doux.

CAMILLE: Si je l’entretins hier et lui fis bon visage, N’en imaginez rien qu’à son désavantage : De mon contentement un autre était l’objet.

Mais pour sortir d’erreur sachez-en le sujet ; Je garde à Curiace une amitié trop pure

Pour souffrir plus longtemps qu’on m’estime parjure.

Il vous souvient qu’à peine on voyait de sa sœur Par un heureux hymen mon frère possesseur, Quand, pour comble de joie, il obtint de mon père Que de ses chastes feux je serais le salaire.

Ce jour nous fut propice et funeste à la fois : Unissant nos maisons, il désunit nos rois ; 6

Un même instant conclut notre hymen et la guerre, Fit naître notre espoir et le jeta par terre, Nous ôta tout, sitôt qu’il nous eut tout promis, Et nous faisant amants, il nous fit ennemis.

Combien nos déplaisirs parurent lors extrêmes !

Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes !

Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux !

Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux ; Vous avez vu depuis les troubles de mon âme ; Vous savez pour la paix quels vœux a faits ma flamme, Et quels pleurs j’ai versés à chaque événement, Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon amant.

Enfin mon désespoir parmi ces longs obstacles, M’a fait avoir recours à la voix des oracles.

Écoutez si celui qui me fut hier rendu

Eut droit de rassurer mon esprit éperdu.

Ce Grec si renommé, qui depuis tant d’années Au pied de l’Aventin prédit nos destinées, Lui qu’Apollon jamais n’a fait parler à faux, Me promit par ces vers la fin de mes travaux :

" Albe et Rome demain prendront une autre face ; Tes vœux sont exaucés, elles auront la paix, Et tu seras unie avec ton Curiace,

Sans qu’aucun mauvais sort t’en sépare jamais. "

Je pris sur cet oracle une entière assurance, Et comme le succès passait mon espérance, J’abandonnai mon âme à des ravissements

Qui passaient les transports des plus heureux amants.

Jugez de leur excès : je rencontrai Valère, Et contre sa coutume, il ne put me déplaire, Il me parla d’amour sans me donner d’ennui : Je ne m’aperçus pas que je parlais à lui ; Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace : Tout ce que je voyais me semblait Curiace ; Tout ce qu’on me disait me parlait de ses feux ; Tout ce que je disais l’assurait de mes vœux.

Le combat général aujourd’hui se hasarde ; J’en sus hier la nouvelle, et je n’y pris pas garde : Mon esprit rejetait ces funestes objets, Charmé des doux pensers d’hymen et de la paix.

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La nuit a dissipé des erreurs si charmantes : Mille songes affreux, mille images sanglantes, Ou plutôt mille amas de carnage et d’horreur, M’ont arraché ma joie et rendu ma terreur.

J’ai vu du sang, des morts, et n’ai rien vu de suite ; Un spectre en paraissant prenait soudain la fuite ; Ils s’effaçaient l’un l’autre, et chaque illusion Redoublait mon effroi par sa confusion.

JULIE: C’est en contraire sens qu’un songe s’interprète.

CAMILLE: Je le dois croire ainsi, puisque je le souhaite ; Mais je me trouve enfin, malgré tous mes souhaits, Au jour d’une bataille, et non pas d’une paix.

JULIE: Par là finit la guerre, et la paix lui succède.

CAMILLE: Dure à jamais le mal, s’il y faut ce remède !

Soit que Rome y succombe ou qu’Albe ait le dessous, Cher amant, n’attends plus d’être un jour mon époux ; Jamais, jamais ce nom ne sera pour un homme Qui soit ou le vainqueur, ou l’esclave de Rome.

Mais quel objet nouveau se présente en ces lieux ?

Est-ce toi, Curiace ? En croirai-je mes yeux ?

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Scène III

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CURIACE: N’en doutez point, Camille, et revoyez un homme Qui n’est ni le vainqueur ni l’esclave de Rome ; Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains 8

Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.

J’ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ; Et comme également en cette extrémité

Je craignais la victoire et la captivité...

CAMILLE: Curiace, il suffit, je devine le reste : Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste, Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas, Dérobe à ton pays le secours de ton bras.

Qu’un autre considère ici ta renommée,

Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ; Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer : Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ; Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître, Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.

Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer Qu’ainsi dans sa maison tu t’oses retirer ?

Ne préfère-t-il point l’état à sa famille ?

Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?

Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?

T’a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?

CURIACE: Il m’a vu comme gendre, avec une tendresse Qui témoignait assez une entière allégresse ; Mais il ne m’a point vu, par une trahison, Indigne de l’honneur d’entrer dans sa maison.

Je n’abandonne point l’intérêt de ma ville, J’aime encor mon honneur en adorant Camille.

Tant qu’a duré la guerre, on m’a vu constamment Aussi bon citoyen que véritable amant.

D’Albe avec mon amour j’accordais la querelle : Je soupirais pour vous en combattant pour elle ; Et s’il fallait encor que l’on en vînt aux coups, Je combattrais pour elle en soupirant pour vous.

Oui, malgré les désirs de mon âme charmée, Si la guerre durait, je serais dans l’armée : C’est la paix qui chez vous me donne un libre accès, 9

La paix à qui nos feux doivent ce beau succès.

CAMILLE: La paix ! Et le moyen de croire un tel miracle ?

JULIE: Camille, pour le moins croyez-en votre oracle, Et sachons pleinement par quels heureux effets L’heure d’une bataille a produit cette paix.

CURIACE: L’aurait-on jamais cru ? Déjà les deux armées, D’une égale chaleur au combat animées,

Se menaçaient des yeux, et marchant fièrement, N’attendaient, pour donner, que le commandement, Quand notre dictateur devant les rangs s’avance, Demande à votre prince un moment de silence, Et l’ayant obtenu : " que faisons-nous, Romains, Dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains ?

Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes : Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes, Et l’hymen nous a joints par tant et tant de nœuds, Qu’il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux.