Nous ne sommes qu’un sang et qu’un peuple en deux villes : Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles, Où la mort des vaincus affaiblit les vainqueurs, Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs ?
Nos ennemis communs attendent avec joie
Qu’un des partis défait leur donne l’autre en proie, Lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit, Dénué d’un secours par lui-même détruit.
Ils ont assez longtemps joui de nos divorces ; Contre eux dorénavant joignons toutes nos forces, Et noyons dans l’oubli ces petits différends Qui de si bons guerriers font de mauvais parents.
Que si l’ambition de commander aux autres Fait marcher aujourd’hui vos troupes et les nôtres, Pourvu qu’à moins de sang nous voulions l’apaiser, Elle nous unira, loin de nous diviser.
Nommons des combattants pour la cause commune : 10
Que chaque peuple aux siens attache sa fortune ; Et suivant ce que d’eux ordonnera le sort, Que le faible parti prenne loi du plus fort ; Mais sans indignité pour des guerriers si braves, Qu’ils deviennent sujets sans devenir esclaves, Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.
Ainsi nos deux états ne feront qu’un empire. "
Il semble qu’à ces mots notre discorde expire : Chacun, jetant les yeux dans un rang ennemi, Reconnaît un beau-frère, un cousin, un ami ; Ils s’étonnent comment leurs mains, de sang avides, Volaient, sans y penser, à tant de parricides, Et font paraître un front couvert tout à la fois D’horreur pour la bataille, et d’ardeur pour ce choix.
Enfin l’offre s’accepte, et la paix désirée Sous ces conditions est aussitôt jurée : Trois combattront pour tous ; mais pour les mieux choisir, Nos chefs ont voulu prendre un peu plus de loisir : Le vôtre est au sénat, le nôtre dans sa tente.
CAMILLE: Ô dieux, que ce discours rend mon âme contente !
CURIACE: Dans deux heures au plus, par un commun accord, Le sort de nos guerriers réglera notre sort.
Cependant tout est libre, attendant qu’on les nomme : Rome est dans notre camp, et notre camp dans Rome ; D’un et d’autre côté l’accès étant permis, Chacun va renouer avec ses vieux amis.
Pour moi, ma passion m’a fait suivre vos frères ; Et mes désirs ont eu des succès si prospères, Que l’auteur de vos jours m’a promis à demain Le bonheur sans pareil de vous donner la main.
Vous ne deviendrez pas rebelle à sa puissance ?
CAMILLE: Le devoir d’une fille est en l’obéissance.
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CURIACE: Venez donc recevoir ce doux commandement, Qui doit mettre le comble à mon contentement.
CAMILLE: Je vais suivre vos pas, mais pour revoir mes frères, Et savoir d’eux encor la fin de nos misères.
JULIE: Allez, et cependant au pied de nos autels J’irai rendre pour vous grâces aux immortels.
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ACTE II
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Scène I
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CURIACE: Ainsi Rome n’a point séparé son estime ; Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime : Cette superbe ville en vos frères et vous Trouve les trois guerriers qu’elle préfère à tous ; Et son illustre ardeur d’oser plus que les autres, D’une seule maison brave toutes les nôtres : Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains, Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains.
Ce choix pouvait combler trois familles de gloire, Consacrer hautement leurs noms à la mémoire : Oui, l’honneur que reçoit la vôtre par ce choix, En pouvait à bon titre immortaliser trois ; 12
Et puisque c’est chez vous que mon heur et ma flamme M’ont fait placer ma sœur et choisir une femme, Ce que je vais vous être et ce que je vous suis Me font y prendre part autant que je le puis ; Mais un autre intérêt tient ma joie en contrainte, Et parmi ses douceurs mêle beaucoup de crainte : La guerre en tel éclat a mis votre valeur, Que je tremble pour Albe et prévois son malheur : Puisque vous combattez, sa perte est assurée ; En vous faisant nommer, le destin l’a jurée.
Je vois trop dans ce choix ses funestes projets, Et me compte déjà pour un de vos sujets.
HORACE: Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome, Voyant ceux qu’elle oublie, et les trois qu’elle nomme.
C’est un aveuglement pour elle bien fatal, D’avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d’elle Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle ; Mais quoique ce combat me promette un cercueil, La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil ; Mon esprit en conçoit une mâle assurance : J’ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance ; Et du sort envieux quels que soient les projets, Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi ; mais mon âme ravie Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir, ou vaincre, est vaincu rarement : Ce noble désespoir périt malaisément.
Rome, quoi qu’il en soit, ne sera point sujette, Que mes derniers soupirs n’assurent ma défaite.
CURIACE: Hélas ! C’est bien ici que je dois être plaint.
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.
Dures extrémités, de voir Albe asservie, Ou sa victoire au prix d’une si chère vie, Et que l’unique bien où tendent ses désirs S’achète seulement par vos derniers soupirs !
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Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ; De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.
HORACE: Quoi ! Vous me pleureriez mourant pour mon pays !
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes ; La gloire qui le suit ne souffre point de larmes, Et je le recevrais en bénissant mon sort, Si Rome et tout l’état perdaient moins en ma mort.
CURIACE: À vos amis pourtant permettez de le craindre ; Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre : La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ; Il vous fait immortel, et les rend malheureux : On perd tout quand on perd un ami si fidèle.
Mais Flavian m’apporte ici quelque nouvelle.
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Scène II
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CURIACE: Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?
FLAVIAN: Je viens pour vous l’apprendre.
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