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CAMILLE: Je le vois bien, ma sœur, vous n’aimâtes jamais ; Vous ne connaissez point ni l’amour ni ses traits : On peut lui résister quand il commence à naître, Mais non pas le bannir quand il s’est rendu maître, Et que l’aveu d’un père, engageant notre foi, A fait de ce tyran un légitime roi :
Il entre avec douceur, mais il règne par force ; Et quand l’âme une fois a goûté son amorce, Vouloir ne plus aimer, c’est ce qu’elle ne peut, Puisqu’elle ne peut plus vouloir que ce qu’il veut : Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.
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Scène V
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LE VIEIL HORACE: Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles, Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler : Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.
SABINE: Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ; Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d’infortune La pitié parle en vain, la raison importune.
Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs, Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs.
Nous pourrions aisément faire en votre présence De notre désespoir une fausse constance ; Mais quand on peut sans honte être sans fermeté, L’affecter au dehors, c’est une lâcheté ; L’usage d’un tel art, nous le laissons aux hommes, Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
Nous ne demandons point qu’un courage si fort 33
S’abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
Recevez sans frémir ces mortelles alarmes ; Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes ; Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs, Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.
LE VIEIL HORACE: Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre, Je crois faire beaucoup de m’en pouvoir défendre, Et céderais peut-être à de si rudes coups, Si je prenais ici même intérêt que vous : Non qu’Albe par son choix m’ait fait haïr vos frères, Tous trois me sont encor des personnes bien chères ; Mais enfin l’amitié n’est pas du même rang, Et n’a point les effets de l’amour ni du sang ; Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente Sabine comme sœur, Camille comme amante : Je puis les regarder comme nos ennemis,
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie ; Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie ; Et j’ai vu leur honneur croître de la moitié, Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
Si par quelque faiblesse ils l’avoient mendiée, Si leur haute vertu ne l’eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m’eût vengé hautement De l’affront que m’eût fait ce mol consentement.
Mais lorsqu’en dépit d’eux on en a voulu d’autres, Je ne le cèle point, j’ai joint mes vœux aux vôtres.
Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix, Albe serait réduite à faire un autre choix ; Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces, Et de l’événement d’un combat plus humain Dépendrait maintenant l’honneur du nom romain.
La prudence des dieux autrement en dispose ; Sur leur ordre éternel mon esprit se repose : Il s’arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d’en faire autant pour soulager vos peines, 34
Et songez toutes deux que vous êtes romaines : Vous l’êtes devenue, et vous l’êtes encor ; Un si glorieux titre est un digne trésor.
Un jour, un jour viendra que par toute la terre Rome se fera craindre à l’égal du tonnerre, Et que tout l’univers tremblant dessous ses lois, Ce grand nom deviendra l’ambition des rois : Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire.
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Scène VI
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LE VIEIL HORACE: Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?
JULIE: Mais plutôt du combat les funestes effets : Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ; Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.
LE VIEIL HORACE: Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ; Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie : Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.
JULIE: Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ; Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires, Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.
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LE VIEIL HORACE: Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?
JULIE: Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.
CAMILLE: Ô mes frères !
LE VIEIL HORACE: Tout beau, ne les pleurez pas tous ; Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ; La gloire de leur mort m’a payé de leur perte : Ce bonheur a suivi leur courage invaincu, Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu, Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince, Ni d’un état voisin devenir la province.
Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront Que sa fuite honteuse imprime à notre front ; Pleurez le déshonneur de toute notre race, Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.
JULIE: Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?
LE VIEIL HORACE: Qu’il mourût,
Ou qu’un beau désespoir alors le secourût.
N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite, Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ; Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris, Et c’était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie ; Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ; Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour, Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour.
J’en romprai bien le cours, et ma juste colère, Contre un indigne fils usant des droits d’un père, Saura bien faire voir dans sa punition
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L’éclatant désaveu d’une telle action.
SABINE: Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses, Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.
LE VIEIL HORACE: Sabine, votre cœur se console aisément ; Nos malheurs jusqu’ici vous touchent faiblement.
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