admirait Henry James : il était un général à ses yeux, comme Picasso un Napoléon. Là n’est pas la question.

En dépit de ses doutes envers le genre roman, Gertrude Stein à la fin de sa vie s’intéressait de plus en plus à la narration. Prenez n’importe quelle histoire. Depuis des siècles on raconte en déroulant, dans une succession qui est celle du temps. Une chose en suit une autre et une autre et ainsi de suite. C’est justement parce qu’il n’en est pas ainsi dans l’Ancien Testament qu’elle le juge si intéressant. Parce qu’en lisant l’Ancien Testament on ne peut à aucun moment conclure que les choses progressent. Elles bougent dans toutes les directions. Dans « la matière de Bretagne » aussi. Mais la plupart du temps, remarque G.S. dans Narration, on vous raconte n’importe quelle histoire comme si les événements suivaient un cours, comme s’ils se succédaient et progressaient d’un début à une fin. Ça ne lui paraît ni vrai ni vraiment excitant cette affaire de débuts et de fins. « Beginning and ending is not really exciting. » Pas mal d’écrivains au XXe siècle se sont fait la même remarque. Du coup, pas mal de solutions furent trouvées. Celle de Gertrude Stein dans Ida est une des plus radicales.

On dirait que pour elle l’être (l’individu, sa personne, sa personnalité) tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. Nous sommes ronds comme la Terre est ronde. Mais nous ne tournons pas en rond car, en recommençant, nous nous modifions imperceptiblement. Nous sommes des variations sur le thème : I, je.

Telle est Ida, de plus en plus Ida. S’il y a un « Livre premier » et un « Livre second », six parties dans l’un, huit parties dans l’autre, ne tombez surtout pas dans le piège de l’évolution. Certes les choses changent, mais à leur rythme. Vous connaissez l’histoire du monde ? Eh bien une femme aussi est le monde. Et vous perdriez au survol, si vous vous énervez, la merveille d’épisodes infimes et uniques, la douceur de l’infiniment petit : « Un jour Ida vit une mite qui volait et ça l’inquiéta. » « Un jour dans le Texas ce n’était pas un hasard, croyez-le ou pas, un lézard s’était assis par là. » Vous perdriez les miniatures persanes, les araignées qui parlent, un coucou, des poissons rouges, les nains qui croient aux aboiements d’un chien. Vous perdriez le conte de fées des choses :

« Il y avait une fois un fusil de chasse et des pintades en bois et elles marchaient électriquement, l’électricité les faisait bouger et quand on les tirait pendant qu’elles passaient leurs têtes tombaient. »

Un jour, une fois, il y avait une fois, il était une fois. Le roman à l’origine, souvenez-vous, fut conte et légende.

C’est fabuleux le nombre de choses qui adviennent quand on sait, comme Gertrude, parler et écouter en même temps. Quand elle fait paragraphe et va à la ligne, ne surtout pas chercher à raccorder avec ce qui précède, simplement écouter. Les verbes et les prépositions entrent et sortent comme autant d’opus brefs. Les mots, les sons reviennent mais pas à la file. Rien ne s’aligne.

Reviennent avant tout les chiens et les maris. À chaque âge, à tout moment (c’est du pareil au même), il y a un chien et un mari dans la vie d’Ida. Comme dans la vie de Gertrude – les chiens, pas les maris ! « Elle avait toujours un chien, à chaque adresse elle avait un chien et le chien avait toujours un nom. » Voici donc Love, Iris, Prince, Sandy (pékinois), Lillieman (bouledogue noir français), Dick (caniche français), Mary-Rose (fox-terrier), son fils Chocolate, de père inconnu (un monstre), et Blandiette plus légitime (fox-terrier), Polybe (mayorquin), Never Sleeps, fille d’un chien-loup femelle et d’un loup, Basket enfin.

S’il est vrai que les écrivains ont des muses, alors on peut affirmer que Basket, caniche aux yeux bleus, au nez rose, au poil blanc, fut la muse de Gertrude Stein.