Elle-même affirmait – tous les steiniens connaissent la phrase par cœur et je la répète à l’envi – « qu’en écoutant le rythme de ses gorgées dans sa gorge quand il boit, elle a perçu la différence entre les phrases et les paragraphes, les paragraphes ont un rythme émotif, les phrases pas ». Ajoutant ailleurs : « N’importe qui écoutant n’importe quel chien boire verra ce que je veux dire. »

Mais bon, je n’ai jamais eu de chiens, passons aux maris. Comme une princesse d’aujourd’hui, star ou lady, Ida a un nombre impressionnant de maris si vous voyez ce que je veux dire. Chacun a une histoire que vous découvrirez, je veux seulement compter sur mes doigts ceux qui sont ou pourraient être des maris : Sam Hamlin, Frank Arthur, Andrew Hamilton, Henry Henry, Eugène Thomas, Gerald Seaton, Woodward George, Abraham George, Frederick, Mark, Frank – jusqu’à l’arrivée d’Andrew, le mari préféré, seul changement progressif fondamental d’Ida dans Ida. Ajoutons qu’à chacun correspond une nouvelle adresse et un nouvel État des États-Unis. Unions géographiques simultanées (qui peut dire que l’Ohio précède l’Idaho ou que San Francisco succède à Boston ?), elles déplacent Ida dans l’espace américain en ne changeant pas vraiment son identité.

« Toutes les vicissitudes de l’identité d’Ida, écrit Donald Sutherland, sont assez normales dans toute vie, mais comme G.S. l’observait dans L’Histoire géographique de l’Amérique, personne n’a d’identité. S’en arrangent-ils ? Oui, ils s’en arrangent. Ils s’arrangent pour s’en passer. »

On s’en arrange peut-être, jamais la prose. Comme dit le vieux dicton : « Il y a prose et prose. » Celle d’Ida ne ressemble à aucune autre. Voilà pourquoi elle n’est mariée, en secret, qu’à Gertrude Stein.

Née le 3 février 1874 en Pennsylvanie et morte à Neuilly en 1946, Gertrude Stein s’est fait connaître par L’autobiographie d’Alice B. Toklas qui, par des procédés de distorsion narrative, raconte la vie des peintres et des écrivains dans les années vingt, à Paris. Romancière, poète, nouvelliste, elle a exercé une grande influence sur la poésie du début du siècle. Picabia et Picasso ont laissé d’elle d’admirables portraits et ses poèmes ont été mis en musique par Leonard Bernstein et Paul Bowles, entre autres.

LIVRE PREMIER

Première partie

Il y avait un bébé qui venait de naître et qui s’appelait Ida. Sa mère l’avait retenu de ses mains pour empêcher Ida de naître mais le moment venu Ida était venue. Et avec Ida était venue sa jumelle, et c’est comme ça qu’elle était là, Ida-Ida.

La mère était douce et gentille et le père aussi. Toute la famille était douce et gentille sauf la grande-tante. C’était la seule exception.

Une vieille femme qui n’était pas une parente et qui avait connu la grande-tante quand elle était jeune leur racontait toujours qu’il lui était arrivé quelque chose à la grande-tante oh il y avait bien des années, c’était un soldat, et puis qu’il lui était né des petits jumeaux et puis qu’elle avait tranquillement, les jumeaux étaient morts, ils étaient nés comme ça, qu’elle les avait enterrés sous un poirier et que personne ne savait.

Personne ne la croyait la vieille femme c’était peut-être vrai mais personne ne le croyait, mais toute la famille les regardait toujours les poiriers et avec une drôle d’impression.

Le grand-père était doux et gentil lui aussi. Il ne leur faut pas longtemps aux cerisiers aimait-il répéter pour ne plus ressembler à des poiriers.

C’était une charmante famille mais on y perdait facilement les siens.

Ida était donc née et très peu de temps après ses parents étaient partis en voyage et n’étaient jamais revenus. C’était la première drôle de chose qui lui était arrivée à Ida.

Les journées étaient longues et il n’y avait rien à faire. Elle voyait la lune et elle voyait le soleil et elle voyait l’herbe et elle voyait les rues.

La première fois qu’elle avait vu quelque chose ça lui avait fait peur. Elle avait vu un petit garçon et quand il lui avait fait signe elle n’avait pas voulu regarder de ce côté-là.

Elle aimait parler et chanter des chansons et elle aimait changer d’endroit. Elle pouvait être n’importe où elle aimait changer d’endroit. À part ça il n’y avait rien à faire de toute la journée. Naturellement elle se couchait tôt mais ça ne l’empêchait pas de répéter : et maintenant qu’est-ce que je vais faire, qu’est-ce que je vais faire maintenant.

Quelqu’un lui avait dit de se dire qu’il peut bien être n’importe quoi le jour finit toujours dans la journée, qu’il peut se passer dans l’année n’importe quoi il y a toujours un jour où elle finit.

Ida n’était pas paresseuse mais les journées étaient longues toujours même en hiver et il n’y avait rien à faire.

Ida vivait avec sa grande-tante pas dans la ville mais juste en dehors.

Elle était très jeune et comme elle n’avait rien à faire elle se promenait avec la démarche de quelqu’un de grand d’aussi grand que n’importe qui. Un jour il faut dire qu’elle s’était perdue un homme l’avait suivie et ça lui avait fait si peur qu’elle s’était mise à pleurer comme si elle s’était perdue. Un peu plus tard quelque temps après exactement ça lui avait fait du bien que ça lui soit arrivé.

Elle n’avait rien à faire et elle avait donc le temps de penser à ses journées au jour le jour. Elle faisait très attention au mardi. Il lui fallait toujours son mardi. Le mardi pour elle était le mardi.

Elles avaient toujours beaucoup à manger. Ida avant de manger hésitait toujours.