Elle avait regardé partout et était incapable de dire ce qu’elle avait bien pu perdre mais elle savait qu’elle avait perdu quelque chose. Tout à coup elle avait senti ou entendu plutôt quelqu’un l’appeler. Elle s’était arrêtée, elle ne se promenait pas en réalité mais elle s’était quand même arrêtée et elle s’était retournée et elle les avait entendu dire : Ida c’est toi Ida. Elle avait vu quelqu’un s’approcher d’elle. Elle ne les avait encore jamais vues. Elles étaient trois, trois femmes. Mais bientôt il n’y en avait plus eu qu’une. Elle était venue tout droit celle-là. C’est drôle n’est-ce pas, avait-elle dit. Oui, avait répondu Ida. Je le savais bien, avait dit la femme, je le leur avais dit.

Il ne s’était rien passé d’autre.

Elles étaient parties toutes les trois.

Ida n’avait pas continué de chercher ce qu’elle avait perdu, elle était trop excitée.

Elle se rappelait qu’un homme avec un chapeau une canne et une bouteille s’était arrêté devant la maison un jour. Il avait déposé sa canne mais il ne savait que faire de son chapeau, aussi avait-il recommencé. Il avait mis sa canne dans une fenêtre de telle sorte qu’elle ressortait, il y avait suspendu son chapeau et il était resté là debout avec la bouteille. C’est une bouteille, avait-il dit, et il y a du vin dedans, je suis soûl et je vais le boire ce vin. Il l’avait bu.

Et puis il avait dit :

Ça pourrait être comme quand on a un mouchoir dans un tiroir et qu’on ne le prend jamais mais qu’on sait toujours qu’il est là. Il serait toujours neuf et personne n’aurait jamais fini de l’avoir là.

Qu’est-ce que la paix qu’est-ce que la guerre avait dit l’homme, qu’est-ce que la beauté qu’est-ce que la glace, avait dit l’homme. Où est mon chapeau, avait dit l’homme, où est mon vin avait dit l’homme, j’ai une canne, avait-il dit, j’ai un chapeau, avait-il dit, j’ai une bouteille pleine de vin. Bonsoir, avait-il dit, mais Ida était partie.

Elle avait certaines habitudes. Quand elle comptait jusqu’à dix elle comptait toujours sur ses doigts jusqu’à dix fois dix. Il lui était très difficile de se rappeler combien de fois dix elle avait pu compter une fois qu’elle les avait comptées car il lui fallait se les rappeler deux fois et quand elle avait compté jusqu’à cent qu’est-ce qui se passait. Absolument rien. Ida restait assise voilà tout. Vivre seule de même que compter était une occupation.

Elle se promenait et aperçut une femme et trois enfants, deux petites filles et un garçon encore plus petit. Le garçon avait un manteau noir sur le bras, un grand manteau.

Une femme lui dit : je n’aime que les peaux blanches. Quand je mourrai si je reviens et si je découvre que j’ai un autre genre de peau je saurai que j’ai été bien méchante.

Ça lui avait donné l’idée de parler, à Ida.

Elle s’était mise à parler. Elle aimait regarder les gens manger, dans les restaurants et n’importe où, et elle aimait parler. On peut toujours parler avec les officiers de l’armée. Elle leur parlait.

Les officiers en ville ne portent pas l’uniforme, les soldats si mais pas les officiers. Ça rend la conversation avec eux plus aisée et plus difficile.

Les officiers lui disaient comment allez-vous, quand ils rencontraient Ida, et elle répondait très bien je vous remercie. Tout le monde était tellement poli.

Il lui disait : merci de m’avoir répondu de façon si plaisante, et elle disait : mais je vous en prie.

L’officier poursuivait la conversation.

Qu’est-ce que vous aimez le plus, demandait-il, et elle disait : j’aime être là où je suis.