Si je pouvais obtenir un prix avantageux pour le lot, je pourrais ensuite louer à quiconque aurait envie de vivre là – des Noirs retraités au revenu fixe, ou des personnes d’un certain âge en pas trop bonne santé mais encore capables de s’occuper de leurs affaires sans être un fardeau pour leurs enfants, ou encore des jeunes mariés ayant besoin pour leur entrée dans la vie d’un marche-pied abordable mais solide ; des gens à qui je pourrais assurer une existence confortable face aux coûts du logement qui devenaient astronomiques, jusqu’au moment où ils se transféreraient dans un foyer médicalisé ou accéderaient eux-mêmes à leur première propriété. Tout cela me procurerait la satisfaction de réinvestir dans ma collectivité urbaine, de fournir un habitat à prix modéré, de maintenir une cohésion de voisinage que j’admirais, tout en couvrant financièrement mes arrières et en ayant un sentiment de plus forte intégration, ce qui m’avait manqué avant même le départ d’Ann pour Deep River, deux ans plus tôt.

Je serais le parfait propriétaire moderne, me semblait-il : un homme à la solidarité supérieure, capable d’investir sainement et d’avoir quelque chose à offrir grâce aux longues années d’une vie menée de façon réfléchie sinon toujours en paix. Tous les riverains de la rue seraient contents de voir se pointer ma voiture, car ils sauraient ce qui m’amènerait, probablement : la pose de nouveaux robinets sur l’évier, ou la maintenance du lave-linge séchant, à moins que je ne passe simplement voir si tout le monde est satisfait, ce qui serait toujours le cas, j’en étais convaincu. (L’idée de diversifier aurait conduit la plupart des gens, après consultation avec leur comptable, à investir dans un immeuble en copropriété sur le front de mer à Marco Island, limiter au maximum leurs risques, se réserver un appartement et un autre pour leurs petits-enfants, confier le reste à une gérance, puis chasser toute l’affaire de leur esprit d’avril à avril.)

Ce que j’avais à offrir, pensais-je, c’était le prix que j’attachais au sens de l’appartenance et de la permanence dont les citoyens de ces rues de Haddam risquaient d’être totalement dépourvus (sans y être pour rien), mais auquel ils aspiraient peut-être comme le reste d’entre nous aspire au paradis. Lorsque, venant de New York, nous avions débarqué à Haddam, Ann et moi, avant la naissance de Ralph, en nous installant dans la maison de style Tudor de Hoving Road, nous avions le sentiment inconfortable, propre aux immigrants, que tout le monde sauf nous deux était déjà implanté ici avant Christophe Colomb et tenait fichtrement à ce que nous ne l’oubliions pas ; qu’il existait un savoir réservé aux initiés qui nous manquait à cause de notre arrivée tardive, et que nous ne pourrions jamais l’acquérir, hélas, pour les mêmes raisons. (Ce sont là des foutaises, bien entendu. La plupart des gens sont de nouveaux venus là où ils vivent, il suffit de s’occuper un quart d’heure de ventes immobilières pour en être persuadé ; n’empêche que le malaise a duré toute une décennie pour Ann et moi.)

Quant aux habitants du quartier noir de Haddam, eux non plus n’avaient peut-être jamais eu l’impression d’être chez eux, ai-je conclu, même si leur famille séjournait là depuis un siècle et n’avait jamais rien fait que contribuer à ce que nous autres, les nouveaux arrivants de race blanche, nous nous sentions les bienvenus à leurs dépens. Je pouvais donc au moins, me semblait-il, agir de façon à ce que deux familles aient le sentiment d’être chez elles et que le voisinage en soit témoin.

Au prix d’un versement comptant assez modique, j’ai donc conclu rapidement l’affaire, je me suis pointé à la porte d’entrée de chacune des deux maisons de Clio Street en qualité de nouveau propriétaire et j’ai donné ma parole aux familles alarmées que je maintiendrais leur domicile en location, honorerais scrupuleusement tous mes devoirs et responsabilités, et qu’elles pourraient sans inquiétude rester là tant qu’elles le voudraient.

La première famille, celle des Harris, m’a aussitôt invité à prendre le café avec du gâteau de carottes, et nous avons entamé de bonnes relations qui se sont prolongées jusqu’à ce jour, bien qu’ils se soient retirés entre-temps et installés avec leurs enfants à Cap Canaveral.

Malheureusement, l’autre famille, celle des McLeod, est d’un tout autre acabit. C’est un couple mixte, avec deux jeunes enfants. Larry McLeod est un ex-militant noir d’âge mûr, marié avec une Blanche plus jeune que lui, et employé dans une usine de caravanes de la proche agglomération d’Englishtown. Le jour où je me suis présenté à sa porte, il est venu m’ouvrir vêtu d’un T-shirt rouge moulant barré sur le devant de l’inscription « Feu à volonté jusqu’à la mort du dernier enfant de salaud ». Un gros pistolet automatique était posé sur une table à proximité de la porte, et c’est évidemment la deuxième chose qui a frappé mon regard. Larry a de longs bras et des biceps noueux aux veines saillantes, comme s’il était un ancien athlète (boxe française, ai-je décidé) ; il faisait la gueule, m’a demandé pourquoi je venais le déranger au moment de la journée où il avait l’habitude de dormir, et il est même allé jusqu’à me dire qu’il était convaincu que je n’étais pas propriétaire et que j’étais juste là pour l’emmerder. À l’intérieur, j’apercevais sur le divan sa petite épouse blanche et maigrichonne, Betty, qui regardait la télé avec leurs mômes – tous trois avaient l’air blafard et hébété dans la lumière glauque. Il régnait aussi dans la maison une drôle d’odeur confinée, que j’étais presque capable d’identifier mais pas tout à fait, sinon qu’elle ressemblait à celle d’un placard plein de chaussures qui serait resté fermé depuis des années.

Larry continuait de faire une tête de bulldog et de me foudroyer du regard à travers l’écran verrouillé de la porte. Je lui ai tenu exactement les mêmes propos qu’aux vieux Harris – stricte observation de tous mes devoirs et responsabilités, etc. – mais j’ai jugé bon de spécifier l’obligation pour lui de régler le loyer, que j’ai spontanément décidé de baisser de dix dollars. J’ai ajouté que je souhaitais contribuer à la préservation du voisinage, avec des logements disponibles et abordables pour ceux qui vivaient là, et que malgré mon intention d’apporter des améliorations importantes et nécessaires aux deux maisons, il n’avait pas à craindre que le loyer en soit affecté. Grâce à ce plan d’action, ai-je expliqué, je pouvais raisonnablement envisager un bénéfice net rien qu’en maintenant mon bien en bon état, en déduisant les frais de mes impôts, en agissant à la satisfaction de mes locataires et peut-être en vendant lorsque viendrait pour moi l’heure de la retraite… mais d’ici là, ai-je concédé, il coulerait de l’eau sous les ponts.

J’ai adressé un sourire à Larry à travers l’écran métallique. « Hmm-hmm », c’est tout ce qu’il semblait avoir à dire, mais il a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule comme s’il allait prier sa femme de venir interpréter mes dires. Puis il a recommencé à me dévisager et il a baissé les yeux vers le pistolet sur la table.

« Il est enregistré, m’a-t-il lancé. Vous pouvez vérifier. »

Volumineuse et noire, l’arme avait l’air bien graissée et bourrée de munitions – capable de faire un mal irréparable dans un monde innocent. Je me suis demandé pourquoi il en avait besoin.

« Parfait, ai-je dit, jovial. Je ne doute pas que nous soyons appelés à nous revoir.

— C’est tout ?

— Oui, à peu près, pour le moment.

— Bon, très bien », a dit Larry en me fermant la porte au nez.

 

Depuis cette première entrevue, voilà près de deux ans, nous n’avons guère contribué, Larry McLeod et moi, à enrichir ou élargir réciproquement notre vision du monde. Après m’avoir envoyé par la poste pendant quelque temps le chèque du loyer, il a simplement cessé de le faire, si bien qu’à présent je suis obligé de passer le demander le premier de chaque mois. S’il est là, Larry adopte toujours une attitude menaçante et me demande rituellement quand je compte m’occuper de telle ou telle réparation, alors que j’ai constamment veillé à ce que tout soit en bon état dans les deux maisons et n’ai jamais laissé passer plus d’un jour avant de faire déboucher une canalisation ou remplacer un flotteur de chasse d’eau. D’autre part, si c’est Betty McLeod qui vient m’ouvrir, elle me regarde fixement comme si elle me voyait pour la première fois et avait abandonné, n’importe comment, tout effort de communication verbale. Comme elle n’a pratiquement jamais le chèque, dès que je vois sa petite figure échevelée, pâle, au nez pointu apparaître tel un spectre derrière l’écran, je sais que la chance n’est pas de mon côté. Il nous arrive même de ne pas échanger un seul mot. Je reste simplement planté devant la porte en m’efforçant d’avoir l’air aimable, tandis qu’elle regarde dehors en silence, comme si ce n’était pas moi mais la rue derrière qu’elle examinait. Pour finir elle se contente de secouer la tête, commence à refermer la porte et je comprends que je ne toucherai pas le loyer aujourd’hui.

Ce matin, quand je me gare devant le 44, Clio Street, il est huit heures et demie, la chaleur est déjà au tiers de son niveau du jour et l’air est aussi immobile et poisseux que par un matin d’été à la Nouvelle-Orléans.