Et même la foule des visiteurs qu’on voit déambuler pendant les week-ends a changé. Au début des années 80, lorsque la population de Haddam a grimpé de douze à vingt mille habitants et que je collaborais encore à un magazine sportif tape-à-l’œil, nos promeneurs typiques étaient des New-Yorkais à la coule, de riches résidents du quartier de Soho aux accoutrements bizarres et des nantis de l’East Side, venus passer la journée « à la campagne », ayant entendu dire qu’il existait ici un petit village qui valait la peine d’être vu, au charme vieillot, pas encore abîmé, à peu près l’allure qu’avaient Greenwich ou New Canaan il y a cinquante ans. C’était encore partiellement vrai.
À présent, soit ces mêmes gens restent chez eux dans leurs cases bétonnées, protégées de barreaux, et font de la prospection urbaine ou ce que leur permet leur chéquier, soit ils ont vendu et regagné le Kansas, à moins qu’ils n’aient décidé de prendre un nouveau départ du côté de St-Paul et Minneapolis ou de Portland, où la vie est moins stressée (et moins chère). Je suis pourtant sûr que beaucoup d’entre eux se sentent isolés et s’ennuient à mort là où ils sont, et appellent de leurs vœux une tentative de cambriolage.
Mais à Haddam, leur place a été prise tout simplement par des habitants du New Jersey, venus du nord ou du sud de l’État, Baleville et Totowa ou Vineland et Millville, des excursionnistes qui empruntent la 206 « juste pour se rappeler où elle mène » et qui font halte en ce lieu (malencontreusement rebaptisé « Haddam the Pleasant » par le conseil municipal) pour manger un morceau et jeter un coup d’œil. J’ai eu l’occasion d’observer ces gens-là par la fenêtre du bureau quand j’étais sur la brèche pendant le week-end : ils ont tous l’air d’appartenir à une humanité moins réfléchie. Ils ont davantage d’enfants qui sont plus bruyants, roulent dans des voitures plus moches auxquelles manquent des pièces externes et ne se gênent pas pour se garer dans un espace réservé aux handicapés, en travers d’une allée ou près d’une bouche d’incendie comme s’il n’y avait pas de bouches d’incendie là d’où ils viennent. Ils font monter sans relâche la consommation du yaourt et avalent par pleines charretées les cookies aux miettes de chocolat, mais il leur arrive rarement de s’asseoir au Two Lawyers pour prendre un vrai repas, plus rarement encore de passer une nuit à l’August Inn, et jamais de s’intéresser à une maison, même s’ils sont capables de vous faire perdre une demi-journée à faire semblant de visiter des habitations qu’ils oublieront dès qu’ils seront remontés à bord de leur Firebird ou de leur Montego, après vous avoir entraîné jusqu’à Manahawkin sur la côte. (Shax Murphy, qui a pris la direction de l’agence quand le vieil Otto Schwindell a passé la main, a tenté d’imposer le dépôt d’un chèque avant toute visite d’une propriété cotée au-dessus des quatre cent mille. Mais nous nous sommes tous ligués contre cette mesure après qu’on eut envoyé promener une rock star qui est allée claquer deux millions chez Century 21.)
Je bifurque hors des encombrements de Seminary, file le long de Constitution Street qui contourne le centre des affaires, passe devant la bibliothèque, traverse Plum Road au clignotant, et longe la grille derrière laquelle est enterré mon fils Ralph Bascombe, je roule jusqu’au Haddam Medical Center et je vire sur la gauche dans Erato Street pour gagner Clio Street, où sont mes deux maisons en location dans ce quartier tranquille.
Il pourrait sembler étonnant qu’un homme de mon âge et de mon caractère (peu porté au risque) se soit lancé dans l’aventure financière de la propriété locative, où abondent les locataires douteux, peu fiables, les mesquines querelles de restitution de caution, les réparateurs malhonnêtes, les chèques en bois, les coups de téléphone nocturnes et impérieux pour se plaindre d’un toit qui fuit, de problèmes d’égout, du mauvais entretien du trottoir, de chiens qui aboient, du chauffe-eau merdique, de chutes de plâtre et de fêtes bruyantes qui obligent à appeler la police, le tout aboutissant souvent à d’interminables procès. Réponse rapide et simple : j’ai décidé qu’aucun de ces cauchemars potentiels ne serait mon lot, et cela s’est vérifié dans l’ensemble. Les deux maisons que je possède se trouvent côte à côte dans une rue calme et arborée de Wallace Hill, le quartier noir niché entre notre petit centre des affaires et les résidences blanches plus cossues à l’ouest, plus ou moins derrière l’hôpital. Depuis des décennies, des familles noires relativement prospères et stables habitent là de petites maisons proches les unes des autres, qui se maintiennent en bien meilleur état que la moyenne et dont la valeur foncière (à l’exception de quelques bicoques affligeantes) n’a cessé de grimper, pas tout à fait mais presque à la cadence des quartiers blancs, et sans subir le récent dérapage des prix consécutif au chômage des cadres. C’est l’Amérique d’autrefois, en plus noir.
La plupart des riverains de ces rues travaillent dans l’artisanat – plomberie, mécanique ou entretien des jardins – avec un atelier installé dans le garage, déductible des impôts. Il y a deux ou trois employés Pullman d’âge mûr et plusieurs mères de famille qui sont dans l’enseignement, sans oublier tous les retraités libérés de leurs hypothèques et très satisfaits de n’aller nulle part. Dernièrement, quelques couples de dentistes, médecins et trois avocats ont décidé de revenir habiter un quartier similaire à celui de leur jeunesse, ou du moins celui où ils auraient passé leur jeunesse si leurs pères eux-mêmes n’avaient pas été avocats et dentistes, et s’ils n’avaient pas poursuivi leurs études à Andover ou à Brown. Tôt ou tard, évidemment, à mesure qu’une propriété en ville prendra de la valeur (il ne s’en bâtit plus), toutes les familles du coin ramasseront un gros paquet et partiront en Arizona ou dans le Sud, où leurs ancêtres étaient eux-mêmes la propriété de leurs maîtres, et l’ensemble du quartier sera promu par l’arrivée de Blancs et de Noirs fortunés, après quoi mon petit investissement, avec ses migraines épisodiques mais supportables, se transformera en mine d’or. (Cette évolution démographique se produit plus lentement, en fait, dans les quartiers noirs aisés, car un Noir américain nanti n’a guère d’endroit où aller qui serait mieux que celui où il se trouve déjà.)
Mais ce n’est pas là toute l’histoire.
Depuis mon divorce et, plus précisément, après que la vie qui était la mienne eut connu une fin soudaine, que j’eus plongé dans ce qui devait être une sorte de « détachement psychique » et fait une fugue en Floride puis, plus loin, en France, j’avais eu le sentiment désagréable de n’avoir jamais accompli grand-chose de bon sinon pour mon propre compte et celui des êtres qui m’étaient chers (ils ne seraient même pas tous d’accord avec cela). Le journalisme sportif, comme vous le confirmera quiconque a pu le pratiquer, producteur ou consommateur, offre au mieux un moyen inoffensif de brûler quelques cellules de matière grise secondaire en vidant un bol de céréales au petit déjeuner, en rongeant son frein au cabinet médical dans l’attente des résultats du scanner ou en passant quelques minutes solitaires aux toilettes. Et en ce qui concernait ma ville, à part le fait de porter chez le vétérinaire l’éventuel écureuil à moitié écrasé, d’appeler les pompiers le jour où les Deffeye, mes voisins âgés, menaçaient le voisinage, ayant mis le feu à la galerie à l’arrière de leur maison avec leur barbecue à gaz, ou quelque autre geste de mol héroïsme suburbain, j’avais sans doute aussi peu contribué au bien public qu’il était possible pour un homme actif sans être franchement nuisible. Et ceci après avoir vécu quinze ans à Haddam, chevauché avec un plein succès la courbe de sa prospérité, profité de ses agréments, envoyé mes enfants dans ses écoles, fait abondamment usage de ses rues, caniveaux, égouts, conduites d’eau, de sa police et de ses pompiers, plus divers autres services voués à mon bien-être. Mais, voilà deux ans environ, en rentrant à la maison au volant de ma voiture, un peu sonné par une longue matinée de visites immobilières improductives, j’ai commis une erreur d’itinéraire et me suis retrouvé derrière l’hôpital de Haddam, dans la petite Clio Street, où la plupart des citoyens noirs de la ville se tenaient assis sur leur galerie dans la chaleur de la fin août, à s’éventer et bavarder d’une maison à l’autre, avec des pichets de thé glacé et des carafes d’eau à leurs pieds, et de petits ventilateurs pivotants dont le fil est branché à l’intérieur. Ils m’ont tous regardé passer d’un air serein (m’a-t-il semblé). Une femme âgée m’a adressé un signe de main. Il y avait au coin de la rue un groupe de garçons en short d’athlétisme avec un ballon de basket sous le bras, qui fumaient et causaient en se tenant par l’épaule. Aucun n’a paru faire attention à moi, ni esquisser la moindre réaction de menace. De sorte que sans savoir au juste pourquoi, j’ai eu la pulsion de refaire tout le tour du pâté de maisons, même jeu, y compris la vieille dame qui a agité la main comme si elle ne m’avait jamais vu, ni moi ni ma voiture, et surtout pas deux minutes plus tôt.
Et ce qui m’est venu à l’esprit, après mon troisième passage, c’était que j’avais bien dû longer cette rue et les quatre ou cinq qui lui ressemblaient dans ce quartier noir de Haddam au moins cinq cents fois depuis le temps que j’habitais la ville, et que je n’y connaissais pas un chat ; jamais personne ne m’y avait invité sous son toit, je n’y avais fait aucune visite, vendu aucune maison, même pas marché sur un trottoir, sans doute (bien que cela ne me fasse peur ni de jour ni de nuit). Pourtant, à mes yeux, ce coin était de premier ordre et ces gens en étaient les protecteurs légitimes et souverains.
À mon quatrième passage, personne ne m’a plus salué de la main, naturellement (et même, deux personnes se sont avancées sur le devant de la galerie en fronçant les sourcils, et les garçons aux ballons de basket m’ont regardé de travers, les mains sur les hanches). Mais j’avais repéré deux maisons voisines identiques – un seul étage, construction traditionnelle américaine à pans de bois légèrement délabrée, stores roulants, demi-façade en parement de briques, galerie couverte et surélevée, une allée clôturée au milieu – qui toutes deux arboraient sur le devant l’écriteau À VENDRE d’une agence de Trenton. J’ai discrètement noté le numéro de téléphone, après quoi je suis allé tout droit au bureau et j’ai appelé pour m’informer du prix et de la possibilité d’acquérir les deux. Ça ne faisait pas longtemps que j’étais dans l’immobilier et il me semblait judicieux de diversifier mes billes et d’investir de l’argent là où il serait à peu près hors d’atteinte.
1 comment