Les voitures bordent les deux côtés de la rue, et quelques oiseaux gazouillent dans les sycomores plantés en zone publique voilà des décennies. Plus loin sur le trottoir, au coin d’Erato Street, deux femmes âgées se tiennent appuyées sur leur balais pour tailler une bavette. Une radio posée quelque part derrière le store d’une fenêtre joue un vieil air de Bobby Bland dont je connaissais toutes les paroles quand j’étais à la fac, mais je ne me souviens même plus du titre. Une sombre mixture de léthargie estivale et de tension domestique mineure imprègne l’atmosphère comme une musique funèbre.
La maison des Harris reste déserte avec, dans le jardinet, l’écriteau À LOUER vert et gris de notre agence, sa clôture neuve en métal peint en blanc et ses nouvelles fenêtres pivotantes à stores en plastique qui luisent à la lumière du soleil. Le bandeau d’aluminium que j’ai fait poser sous la cheminée et au-dessus de l’avant-toit donne à la bâtisse un air flambant neuf, ce qui n’est pas faux, en un sens, puisque j’ai aussi installé des conduits d’aération, des plaques d’isolation au grenier (qui portent à 23 le coefficient de résistance thermique), consolidé la moitié des fondations et compte aussi mettre des barreaux de protection dès que j’aurai un locataire. Cela fait six mois que les Harris sont partis, et franchement, je ne comprends pas pourquoi je ne trouve pas de client, étant donné le montant des loyers à Haddam et que moi, j’ai borné mes prétentions à cinq cent soixante-quinze dollars, charges comprises. Un jeune employé noir des pompes funèbres a failli marcher, mais sa femme trouvait que le trajet d’ici à Trenton était trop long. Puis deux sémillantes secrétaires noires d’un cabinet d’avocat ont paru tentées, mais, étrangement, il leur a semblé que le voisinage ne garantissait pas une sécurité suffisante. Je tenais bien sûr tout prêt un long exposé prouvant que c’était sans doute le quartier le plus sûr de la ville : notre unique policier noir habite à portée de voix, l’hôpital est à deux rues de là, les riverains font rapidement connaissance entre eux, assurant donc une surveillance mutuelle ; lors de l’unique effraction dont on ait souvenir, les voisins pleins de civisme se sont rués hors de chez eux et ont plaqué au sol le coupable avant qu’il ait atteint le coin de la rue. (Je me suis abstenu de préciser que le voleur n’était autre que le fils du policier noir.) Mais tous mes arguments n’ont servi à rien.
À cause de l’accès restreint dont je dispose, la maison des McLeod n’est pas encore aussi fringante que celle des Harris. Le miteux revêtement de briques subsiste, et deux ou trois planches de la galerie vont commencer à se détériorer si on n’intervient pas. En grimpant les marches, j’entends ronfler sur le côté le nouvel aérateur (exigé par Larry, mais je l’ai récupéré d’occasion sur l’un des logements de l’agence), et je suis sûr qu’il y a quelqu’un.
Je sonne un coup bref, puis fais un pas en arrière et épingle sur mon visage un sourire professionnel mais globalement amical. Quiconque se trouve à l’intérieur sait, ainsi que tous les voisins, qui attend planté devant la porte. Je balaie du regard la rue moite de chaleur malgré les ombrages. Balai à la main, les deux femmes continuent de bavarder, la radio de diffuser du blues dans la touffeur d’une maison. Le titre de la chanson de Bobby Bland me revient : Honey Bee, mais pas les paroles. J’observe que l’herbe des deux jardinets est haute et jaunie par endroits, et que les spirées Sylvania plantées par Harris et arrosées jusqu’à son départ sont grillées, déplumées et sans doute pourries à la racine. Je me penche pour jeter un coup d’œil dans l’espace clôturé qui sépare les deux maisons. Les hortensias roses et bleus sont à peine fleuris au pied des murs où ils masquent les compteurs d’eau et de gaz, et les deux passages ont un air délaissé, une invite aux cambrioleurs.
Je sonne à nouveau, prenant soudain conscience que personne ne vient m’ouvrir et que je serai obligé de revenir après le week-end, quand le loyer sera encore plus en retard et menacé d’oubli. Depuis mon acquisition, je me suis demandé si je ne devrais pas quitter mon domicile de Cleveland Street – le mettre en vente – pour emménager moi-même dans ma propriété locative, ce qui représenterait une économie et une protection pour l’avenir, et mettrait mon argent en harmonie avec mon discours en matière de rapports humains. Les McLeod finiraient bien par déguerpir par aversion pour moi, et je pourrais alors trouver de nouveaux locataires pour en faire mes voisins (peut-être une famille asiatique, histoire d’épicer le mélange). Quoique, dans l’état actuel du marché immobilier, ma maison de Cleveland Street risquerait de rester vide des mois durant, après quoi je me découragerais et me ferais avoir, même en étant mon propre agent et en établissant le contrat. D’autre part, même à Haddam, trouver un locataire d’élite à court terme pour une grande demeure comme la mienne ne va pas de soi et donne rarement de bons résultats.
Après avoir donné un dernier coup de sonnette, je recule en haut des marches, l’oreille tendue pour capter des bruits à l’intérieur – des pas, une porte qui se fermerait, une voix étouffée, des pieds nus d’enfant qui s’éloignerait en courant. Mais rien. Ce n’est pas la première fois. Il y a évidemment quelqu’un, qui ne vient pas ouvrir, et à moins d’avoir recours à ma clé de propriétaire ou d’appeler la police en déclarant que je « m’inquiète » au sujet des occupants, il ne me reste qu’à lever le camp et revenir, peut-être, plus tard dans la journée.
De retour dans l’animation de Seminary Street, je me gare devant le bâtiment de Lauren-Schwindell pour faire un tour à l’agence, où l’habituelle langueur à l’approche des jours de congé plane sur les bureaux encore déserts, les écrans vides d’ordinateurs et les photocopieuses inertes. Presque tous les employés, y compris les agents les plus jeunes, se sont accordé une heure de grasse matinée, sous prétexte que l’exode du week-end prolongé signifie que les affaires sont en sommeil et que si quelqu’un en éprouve le besoin, il n’a qu’à leur téléphoner chez eux. Seuls sont présents Everick et Wardell, qu’on voit entrer et sortir de la pièce de rangement dans le fond, dont la porte donnant sur le parking reste ouverte. Ils rapportent des écriteaux À VENDRE récupérés dans les fossés et les bosquets où les jettent les adolescents du coin quand ils en ont assez de les voir sur le mur de leur logement ou quand leur mère décide que ça va comme ça. (Nous offrons sans poser de questions une « rançon » de trois dollars pièce pour leur restitution et, pour Everick et Wardell – deux jumeaux vieux garçons quinquagénaires, des échalas à la figure grave, Haddamiens de toujours et, bizarrement, diplômés de Trenton – c’est devenu une science de savoir où chercher.) Les Lewis, que je suis le plus souvent incapable de distinguer l’un de l’autre, habitent, à deux pas de mes deux locations, un duplex hérité de leurs parents, et ils sont eux-mêmes, en fait, les propriétaires à forte poigne d’un immeuble résidentiel pour le troisième âge à Neshanic, d’où ils tirent un bon profit.
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