À ce moment-là, je me suis réveillée et j’ai eu envie de t’appeler.

— Tu as bien fait. Ça n’a pas l’air si épouvantable. Tu ne te faisais pas pourchasser par des bêtes sauvages qui me ressemblaient, ni pousser hors d’un avion.

— Non, a-t-elle dit en envisageant apparemment ces éventualités, pendant que j’écoutais un train passer au loin. Mais j’étais si angoissée… C’était extrêmement présent. Mes rêves ne sont pas tellement présents, d’habitude.

— Je m’efforce d’oublier mes rêves.

— Je sais. Tu t’en vantes.

— Pas du tout. Mais ils ne me semblent jamais assez mystérieux. Je m’en souviendrais s’ils avaient l’air intéressants. Cette nuit, j’ai rêvé que je lisais, et en effet je lisais.

— Tu n’as pas l’air de te sentir trop concerné. Ce n’est peut-être pas le bon moment pour se mettre à parler sérieusement. »

Elle paraissait gênée, comme si je me moquais d’elle, ce qui n’était pas le cas.

« Mais je suis content d’entendre ta voix, ai-je dit en pensant qu’elle avait raison : on était au milieu de la nuit, ce n’est pas une heure propice pour commencer quoi que ce soit.

— Désolée de t’avoir fait lever.

— Tu ne m’as pas fait lever. »

Mais à cet instant, à son insu, j’ai éteint ma lampe et je suis resté à écouter ma propre respiration en même temps que le train dans la nuit fraîche.

« Tu voudrais simplement quelque chose que tu n’as pas, si je comprends bien, ai-je repris. (Dans le cas de Sally, l’éventail était large.) Il n’y a rien là de très inhabituel.

— Ça ne t’arrive jamais ?

— Non. J’ai le sentiment d’avoir plein de choses. Je t’ai, toi.

— C’est agréable, a-t-elle répondu sans chaleur.

— C’est très agréable.

— Je te vois demain, je pense ?

— Tu parles ! Je serai là au quart de tour.

— Épatant. Dors bien. Ne fais pas de rêves.

— Oui. Non, ai-je dit avant de raccrocher. »

Il serait faux d’affirmer que le manque ou l’absence contre lesquels Sally se débattait hier soir me sont inconnus. Et je suis peut-être simplement le mauvais cheval pour elle ou qui que ce soit d’autre, moi qui aime tant le tintinnabulement d’un début d’idylle, sans éprouver le besoin d’en faire plus que de lui fermer mes oreilles dès que sa douce sonorité menace de conduire à autre chose. Au cœur de ma vie, ce que j’appelle la « Période d’Existence », j’ai pratiqué avec succès la dérobade face à ce qui me déplaît ou me semble embêtant et périlleux, et d’ordinaire tout cela ne tarde pas à disparaître. Mais je suis aussi conscient des « situations » que Sally, et j’imagine qu’il pourrait s’agir ici du premier signal (ou du trente-septième) de la fin de nos relations. J’en éprouve du regret, je voudrais trouver un moyen convaincant de ranimer la flamme. Seulement, à mon habitude, j’ai envie de laisser les choses suivre leur cours et de voir ce qui se passera. Peut-être même surgira-t-il une amélioration. Pourquoi pas ?

Mais la question la plus grave, la plus importante, concerne mon fils, Paul Bascombe, qui a quinze ans. Voilà deux mois et demi, juste après la date des impôts et six semaines avant la fin de son année scolaire à Deep River, il s’est fait arrêter pour le vol de trois boîtes de préservatifs 4X (« Magnums ») à l’étalage du Finast d’Essex. Ses gestes étaient épiés par une caméra cachée au-dessus du rayon d’hygiène masculine du magasin. Quand la petite Vietnamienne en uniforme de vigile s’est avancée vers lui à la sortie des caisses où il avait payé un flacon de lotion pour donner le change, il a voulu s’enfuir, s’est fait plaquer au sol, a hurlé qu’elle n’était qu’une « foutue connasse de métèque », lui a expédié un coup de pied dans la cuisse, l’a frappée sur la bouche (peut-être par accident) et lui a arraché une bonne poignée de cheveux avant qu’elle puisse lui faire une clé au cou et lui passer les menottes avec l’aide d’un pharmacien et d’un autre client. (Sa mère a pu le faire sortir au bout d’une heure.)

Naturellement, la vigile avait porté plainte pour voies de faits et atteinte à quelques-uns de ses droits civiques, et à Essex, les autorités judiciaires des mineurs avaient même agité les termes de « délit de haine » et « faire un exemple ». (Simples gesticulations d’année électorale, à mon avis, plus rivalités communautaires.)

Entre-temps, Paul était passé par un nombre infini d’interrogatoires avant l’audience au tribunal, et des heures d’insidieux examens psychologiques de sa personnalité, de ses réactions et de son état mental ; j’y ai assisté à deux reprises, je ne les ai pas trouvés géniaux mais honnêtes, quoique je n’aie pas vu les résultats. Au cours de ces procédures, il n’a pas disposé d’un avocat mais d’un « médiateur », un travailleur social doté d’une formation juridique, et sa première réelle comparution devant le tribunal aura lieu mardi matin, le lendemain du 4 Juillet.

Pour sa part, Paul a tout reconnu, mais il ne se sent pas très coupable, m’a-t-il expliqué, la femme s’est jetée sur lui par-derrière et lui a foutu une trouille d’enfer, il a cru qu’on voulait le tuer et qu’il fallait se défendre ; d’accord, il n’aurait pas dû dire ce qu’il a dit, c’était une erreur, mais il a juré qu’il n’avait aucun sentiment de discrimination raciale ou sexuelle et qu’il se sent « trahi », en fait – par quoi, il n’a pas précisé. Il n’avait en vue aucun usage spécifique des préservatifs, a-t-il affirmé (un soulagement si c’est vrai) et ne s’en serait sans doute servi que pour faire une farce à Charley O’Dell, le mari de sa mère, qui lui déplaît tout autant qu’à son père.

J’ai envisagé un moment de me mettre en congé de l’agence et d’aller sous-louer un appartement à proximité de Deep River pour garder le contact quotidien avec Paul.