Mais sa mère n’était pas d’accord. Elle ne voulait pas de moi dans les parages, et elle ne me l’a pas envoyé dire. En outre, selon elle, à moins d’une aggravation, il valait mieux pour lui que la vie reste aussi « normale » que possible jusqu’à sa comparution. Nous n’avons pas cessé tous les deux d’en discuter par tous les bouts – entre Haddam et Deep River – et elle est convaincue que tout ça va passer, qu’il ne fait que traverser une phase difficile et ne souffre d’aucun syndrome pathologique, comme on pourrait le penser. (Forte de son stoïcisme du Michigan, elle lie le progrès à l’endurance.) Du coup, je n’ai pas vu mon fils autant que j’aurais voulu ces deux derniers mois, mais j’ai suggéré qu’il vienne vivre avec moi à Haddam dès l’automne, ce qu’Ann voit d’un mauvais œil jusqu’à présent.

Comme elle n’est pas folle, elle l’a cependant traîné à New Haven chez un fumiste de psy pour une « évaluation personnelle ». Paul affirme qu’il a trouvé l’aventure distrayante et qu’il a menti tout du long comme un arracheur de dents. Ann est même allée jusqu’à l’envoyer fin mai passer une douzaine de jours de vacances thérapeutiques dans les Berkshires, au coûteux camp Wanapi (surnommé « camp Flapi » par ses pensionnaires), où on l’a décrété « trop inactif », et donc encouragé à arborer un maquillage de mime et à passer un certain temps tous les jours assis sur une chaise invisible face à une vitre invisible, en adressant des sourires, des regards surpris et des grimaces aux passants (exercice filmé en vidéo). De l’avis des moniteurs du camp – tous secrètement « thérapeutes de terrain », en T-shirts flottants comme des robes de muftis, shorts kaki informes, pourvus de mollets musclés, de sifflets à roulette, de cordons et de bloc-notes, et entraînés au-delà de toute vraisemblance à l’échange cœur-à-cœur informel – Paul est en avance sur son âge au plan intellectuel (selon les critères de langage et de capacité de raisonnement établis à Stanford) mais retardé au plan affectif (plus près d’un niveau de douze ans), ce qui « pose problème », selon eux. Par conséquent, s’il se comporte et s’exprime comme un étudiant chevronné en dernière année de licence à la fac de Beloit, à grand renfort de plaisanteries pour initiés et de jeux de mots (en plus, il vient d’atteindre tout d’un coup un mètre soixante-treize, tout en s’enrobant d’une couche molle de capiton), n’empêche qu’il garde la vulnérabilité d’un enfant qui en sait bien moins long qu’une girl-scout.

Depuis son passage au camp Flapi, il s’est mis à déployer tout un tas de symptômes inhabituels : il s’est plaint de ne pouvoir bâiller ni éternuer normalement, de ressentir un « picotement » mystérieux au bout du pénis, de ne pas aimer l’« alignement » de ses dents. Il lâche épisodiquement des aboiements inattendus, accompagnés parfois d’un rictus de chat du Cheshire et, plusieurs jours d’affilée, il a émis une sorte de couinement, assez discret mais audible, un « hiiirgh ! » produit en aspirant l’air dans sa gorge, bouche fermée, d’un air affligé en général. Sa mère a essayé d’en parler avec lui, elle a consulté à nouveau le psy (qui a recommandé de multiplier les séances) et elle a même fait appel à Charley. Paul a d’abord protesté qu’il ne voyait pas de quoi il était question, que tout ça lui paraissait normal, puis il a dit que les bruits qu’il produisait répondaient à une légitime pulsion interne sans rien avoir de gênant pour les autres, et que c’était leur affaire de surmonter leur problème par rapport à ça et à lui.

Au long de ces semaines chargées, je me suis essentiellement efforcé d’accroître ma propre implication de médiateur ; de bonne heure chaque matin, je cause avec lui au téléphone (je m’y prépare en ce moment, plein d’espoir), et de temps à autre, je l’embarque en expédition avec Clarissa, sa sœur, taquiner le poisson au Red Man Club, pêche gardée d’une association exclusive à laquelle j’ai adhéré à cette fin précise. Je l’ai aussi emmené une fois à Atlantic City, en garçons, voir Mel Tormé au Trop World, et à deux reprises chez Sally, sur la côte, pour y fainéanter à loisir, nager dans l’océan quand les seringues et la masse de déchets humains nous en laissent la place, marcher le long de la plage et parler avec lui sur un mode non-directif des affaires du monde et de sa propre personne, jusque bien après la tombée de la nuit.

Lors de ces conversations, Paul m’a révélé bien des choses : principalement, qu’il livre un combat complexe mais vain pour effacer certains souvenirs. Il se rappelle, par exemple, un chien que nous avons eu autrefois, quand nous formions une famille unie à Haddam, un brave vieux basset nommé Mr. Toby dont nous étions tous gâteux, mais qui s’est fait écrabouiller un soir d’été en plein devant la maison pendant que nous dînions dans le jardin. Le pauvre Mr. Toby a réussi à se traîner hors de Hoving Road et, en une dernière course contre la mort, il a foncé droit vers Paul et lui a sauté dans les bras avant de frissonner, de pousser un bref hurlement et d’expirer. Paul m’a confié ces dernières semaines que sur le moment même (il n’avait alors que six ans), il avait craint que l’incident s’incruste dans sa tête, peut-être pour tout le reste de sa vie, et la dévaste. Des semaines durant, m’a-t-il raconté, il était resté éveillé dans sa chambre à penser à Mr. Toby et à se tourmenter du fait qu’il y pensait. Mais la hantise avait fini par se dissiper, jusqu’à l’incident du latex, à la suite duquel elle a resurgi, et depuis il y pense « beaucoup » (peut-être en permanence), il pense que Mr. Toby devrait être toujours en vie parmi nous – et, par extension, bien sûr, que Ralph, son pauvre frère, mort du syndrome de Reye, devrait être toujours en vie lui aussi (c’est indéniable) et que nous devrions tous être encore nous. Par certains côtés, m’a-t-il dit, ce ne sont même pas des réflexions si désagréables, puisque dans son souvenir de cette époque lointaine, avant que ça tourne mal, « on s’amusait bien » la plupart du temps. Dans ce sens, il éprouve une nostalgie très particulière.

Il m’a confié aussi que, dernièrement, il s’est mis à se représenter le processus de la pensée, et que dans son cas il a l’air constitué d’« anneaux concentriques », éclatants comme des hula hoops, dont l’un serait la mémoire, et qu’en dépit de ses tentatives il ne parvient pas à tous « les faire coïncider » comme il faudrait à son avis, sauf parfois juste au moment de s’endormir, quand de façon éphémère il oublie tout et se sent heureux. Il m’a en outre parlé d’un problème supplémentaire, ce qu’il appelle « penser qu’il pense », c’est-à-dire qu’il s’applique à garder en permanence le contrôle de ses pensées afin de se comprendre, de se maîtriser et donc de vivre mieux (quoique cette pratique menace évidemment de le rendre dingue). En un sens, son « problème » est simple : il se croit obligé d’avoir une idée de la vie, et de la manière dont il faut la mener, bien trop tôt, longtemps avant d’avoir vu passer comme des bateaux éventrés un nombre suffisant de crises insolubles, de s’être rendu compte que d’en résoudre une sur six constitue une fichue bonne moyenne, et qu’il faut lâcher prise le reste du temps – un savoir-faire spécifique de la Période d’Existence.

Tout ça ne constitue pas une bonne recette, je le sais bien. C’en est même une mauvaise : celle d’une vie étouffée sous l’ironie et les déceptions, tandis qu’un petit personnage externe tente de se lier avec un autre être interne, submergé, ou de le maîtriser, mais n’y parvient pas. (Il pourrait finir universitaire, ou traducteur à l’ONU.) Sans compter qu’il est gaucher et donc déjà menacé d’une mort prématurée, d’un risque accru d’être rendu aveugle par des objets volants, ébouillanté par une marmite de graisse brûlante, mordu par un chien enragé, renversé par une auto avec un autre gaucher au volant, de décider d’aller vivre dans le tiers monde, de ne pas expédier à tous les coups sa balle derrière la plaque de but, et de divorcer comme papa et maman.

Ma tâche paternelle, faut-il le préciser, n’a rien d’aisé à la distance qu’on m’impose : obtenir par je ne sais quel effet sorcier que ses deux Moi étrangers l’un à l’autre, l’actuel et l’enfantin du passé, se rattachent enfin en une relation meilleure, plus robuste et tournée vers l’extérieur – telles deux nations séparées et hostiles qui chercheraient un gouvernement unifié – et faire de l’auto-tolérance un thème d’avenir. C’est évidemment à cela qu’un père devrait œuvrer dans n’importe quelles circonstances, et je m’y suis efforcé malgré le handicap du divorce et du temps, et sans connaître toujours mon adversaire. Il me saute pourtant aux yeux à présent, comme Ann en est convaincue, que je n’ai pas complètement réussi.

Mais, sous le soleil qui se lèvera demain, j’ai résolu d’aller le chercher dans le Connecticut et de mettre en œuvre pour notre bénéfice commun une virée père-fils, nez au vent, qui nous amènera à visiter autant de halls of fame1 sportifs qu’il est humainement possible de le faire en quarante-huit heures (c’est-à-dire seulement deux), et à nous retrouver à Cooperstown, ville légendaire où nous coucherons dans la vénérable Deerslayer Inn2, irons à la pêche sur le lac Otsego, tirerons un feu d’artifice en toute sécurité, dévorerons comme des naufragés, et je trouverai bien moyen en chemin (j’espère) d’accomplir le miracle que seul un père peut opérer. À savoir : si votre fils se met soudain à dégringoler la tête la première, c’est à vous qu’il revient, grâce à l’amour et au grand âge, de lui jeter une amarre et de le récupérer. (Le tout avant de le ramener à sa mère à la gare centrale de New York et de revenir ici à Haddam, qui me convient le mieux un 4 Juillet, parce que je m’y sens chez moi.)

Et pourtant, et pourtant… Même une bonne idée peut tomber à côté, adoptée sans en savoir assez long. Qui pourrait ne pas se poser de questions ? Mon fils survivant est-il déjà hors de portée et fou à lier, ou en prend-il le terrible chemin ? Ses problèmes sont-ils le produit de neurotransmetteurs détraqués, devrait-on avoir recours aux traitements chimiques pour les résoudre ? (C’était l’avis initial du Dr Stopler, le psy de New Haven.) Va-t-il se transformer graduellement en un reclus sournois au teint pourri, aux dents abîmées, aux ongles rongés, aux yeux bilieux, qui plaque l’école prématurément, se met à zoner, s’associe à une bande de voyous, expérimente la drogue, se persuade que la « galère » est sa seule amie fiable, jusqu’à ce qu’un certain samedi ensoleillé elle aussi le trahisse d’une manière imprévue et intolérable, et qu’ensuite il passe chez un armurier de banlieue et fonce faire un carnage dans un lieu public ? (Honnêtement, ça m’étonnerait, parce que jamais encore il n’a manifesté aucun des trois symptômes répertoriés de la démence homicide chez l’enfant : l’attirance pour le feu, la pulsion de torturer des animaux sans défense, ni l’énurésie, et parce qu’en fait, il a le cœur tendre et le tempérament joyeux, et qu’il a toujours été ainsi.) À moins que simplement, scénario le plus optimiste, il ne traverse en ce moment – ainsi qu’il nous arrive à tous et que l’espère sa mère – une phase temporaire, de sorte que, d’ici huit semaines, c’est dans l’équipe scolaire junior de Deep River qu’il tentera de jouer les échappées solitaires ?

Dieu seul le sait, hein ? Le sait-il vraiment ?

Pour moi, seul sans lui la plupart du temps, ce qui me paraît vraiment dur, c’est qu’à son âge, il ne devrait même pas pouvoir imaginer qu’il lui arrive jamais rien de mal. Or, c’est le contraire.