Parfois, au bord de la mer ou plantés au bord de la rivière au Red Man Club à l’instant où le soleil s’éteint et laisse les eaux ténébreuses et sans fond, j’ai scruté son visage inachevé d’adolescent, pâle et charmant, et vu qu’il se défie de l’avenir, lui qui déjà n’aime pas le stade où il en est, mais qu’il se cramponne bravement parce que c’est son devoir, pense-t-il, et parce que, même si tout au fond il sait que nous ne sommes pas semblables, il voudrait que nous le soyons afin d’y puiser de l’assurance.
Naturellement, je ne peux pas lui expliquer grand-chose. La paternité en soi n’assure pas une sagesse digne d’être transmise. En prévision de notre virée, je lui ai quand même envoyé un exemplaire de l’Autonomie d’Emerson et de la Déclaration d’indépendance, en lui suggérant une petite séance de réflexion. D’accord, ça ne ressemble guère à ce qu’un père offre d’habitude, mais je crois qu’il a de bons instincts qui l’aideront à s’en sortir s’il le peut, et que c’est d’indépendance qu’il manque, d’indépendance par rapport à ce qui le retient prisonnier : la mémoire, l’histoire, les bonnes et les mauvaises choses qui sont arrivées, avec lesquelles il se débat sans pouvoir les maîtriser, tout en sentant qu’il le faudrait.
Les parents voient sans doute moins clairement ce qui ne va pas, ou ce qui va, chez leur propre enfant que le voisin, qui suit parfaitement, par l’échancrure du rideau, la vie que mène le gosse. Moi, je voudrais bien pouvoir lui dire comment vivre et se débrouiller mieux grâce à toutes sortes de formules engageantes, que je m’administre à moi-même : rien ne s’ajuste jamais parfaitement, les erreurs sont inévitables, il faut oublier les mauvaises choses. Mais durant nos brefs échanges, je me retrouve incapable de lui parler autrement que de manière fugace avant de battre en retraite, de crainte de me tromper, de le harceler ou de m’opposer à lui, de jouer au thérapeute au lieu d’être simplement son père. Si bien que jamais, sans doute, je ne l’aiderai à guérir de son mal, ni même ne me ferai une idée juste de ce qu’est ce mal : je partagerai seulement sa souffrance avec lui pendant un certain temps.
Me reste donc le pire de la paternité : être un adulte. Qui ne possède pas le langage adapté ; qui n’affronte pas les mêmes terreurs, aléas et ratages ; qui en sait long, mais est condamné à rester planté comme un réverbère allumé, dans l’espoir que son fils en distinguera la lueur et se rapprochera pour profiter de la chaude lumière offerte en silence.
Dehors, dans le silence tranquille du petit matin, j’entends une portière de voiture qui claque, puis la voix assourdie (en fonction du moment) de Skip McPherson, mon voisin d’en face. Il rentre de son entraînement de hockey estival à East Brunswick (la glace n’est praticable qu’avant le lever du jour). Je le vois souvent à ces heures-ci avec ses copains experts-comptables célibataires, installés paisiblement sur les marches devant la maison à boire une bière, encore harnachés de leur maillots capitonnés, avec leurs patins et leurs crosses entassés dans l’allée. L’équipe de Skip a adopté l’insigne flamboyant de guerrier indien et le style rude qui caractérisaient les Blackhawks de Chicago dans les années 70 (Skip est d’Aurora) et lui-même a pris le numéro 21 en hommage à son héros, Stan Mikita. Quand je me lève tôt et sors pour ramasser le Trenton Times, il nous arrive de discuter de sport d’un trottoir à l’autre. Il a souvent un pansement sur l’œil, la lèvre tuméfiée ou un bandage compliqué au genou qui lui raidit la jambe. Mais il est toujours plein d’entrain et se comporte comme si j’étais le meilleur voisin du monde, même s’il ignore à peu près tout de moi sauf que je suis dans l’immobilier – un mec plus âgé que lui. C’est un représentant typique de ces jeunes cadres qui, dans les années 80, ont acheté au prix fort dans le « quartier des présidents », et qui s’accrochent en étalant les travaux de leur maison, assis sur leur investissement en attendant que le marché s’emballe.
Dans mon éditorial du bulletin Acquéreur/Vendeur, j’ai noté que même si le résultat de l’élection est voué à mécontenter la plupart des gens, 54 % d’entre eux estiment que leur situation se sera améliorée d’ici un an. (J’ai omis la statistique complémentaire, selon laquelle ils ne sont que 24 % à penser que le pays ira mieux. Pourquoi ces chiffres seraient différents, je l’ignore.)
Et soudain, il est sept heures et demie. Mon téléphone se manifeste. C’est mon fils.
« Salut, dit-il gauchement.
— Salut, Paul », lancé-je, modèle du père-à-distance décontracté.
De la musique résonne quelque part, et je crois un instant que c’est devant chez moi – l’équipe de la voirie, peut-être, ou Skip – puis j’identifie le pesant, poisseux « choumba – chaoumba – choumba – chaoumba » et comprends que Paul a son casque sur la tête et son cher Mammoth Deth ou un groupe similaire dans les oreilles tout en m’écoutant.
« Comment ça se passe dans ton coin, mon fils ? Tout va bien ?
— Ouais. » (Choumba – chaoumba.) « Tout va bien.
— Toujours d’accord ? Canton, dans l’Ohio, demain, et le Cowgirl Hall of Fame pour dimanche ? »
Nous avons établi la liste de tous les halls of fame qui existent, y compris celui de l’Anthracite à Scranton, du Clown à Delavan (Wisconsin), du Coton à Greenwood (Mississippi), et de la Cowgirl à Beaton (Texas). Nous nous sommes juré de les visiter tous en deux jours, ce qui est exclu, bien entendu, si bien qu’il faudra nous contenter de celui du basket à Springfield (non loin d’où habite Paul) et du base-ball à Cooperstown ; je compte sur ce dernier pour constituer le point de rencontre mythique du père et du fils, offrant la sécurité d’un sport pour spectateurs indifférenciés, présenté de manière à lui donner un sens apparent au moyen de l’histoire idéalisée de champions virils. (Je n’y suis jamais allé, mais d’après les brochures j’ai raison.)
« Ouais. Toujours d’accord. » (Choumba-chaoumba-choumba-chaoumba.)
Paul a monté le volume du son.
« Tu as toujours autant envie d’y aller ? »
Deux jours, c’est dérisoire, nous le pensons tous deux, mais feignons le contraire.
« Ouais, répond Paul sans se compromettre.
— Tu n’es pas encore levé, mon fils ?
— Non. Pas encore. »
Ça n’a pas l’air de très bon augure, mais il n’est que sept heures et demie, bien sûr.
Nous n’avons pas grand chose à nous dire tous les matins. Dans une vie normale, nous nous croiserions en vaquant à nos occupations, nous échangerions au passage des blagues, des bribes d’informations impertinentes, en nous sentant plus ou moins en contact sans que cela tire à conséquence. Mais dans les circonstances présentes, nous sommes obligés de faire des efforts supplémentaires, même si c’est une perte de temps.
« Tu as fait de beaux rêves cette nuit ? »
Je me redresse dans mon fauteuil, les yeux fixés sur le feuillage frais du mûrier devant ma fenêtre. Cela me permet de mieux me concentrer. Il arrive à Paul de faire des rêves ahurissants, quoiqu’il les invente peut-être pour avoir un sujet de conversation.
« Ouais. » (Il semble distrait, mais le niveau du choumba-chaoumba-choumba-chaoumba baisse considérablement.)
« Tu as envie de m’en parler ?
— J’étais un bébé, tu vois ?
— Je vois. »
Il tripote un objet métallique. J’entends un clic.
« Mais un bébé vraiment laid ? Vraiment laid. Et mes parents, c’était pas toi ni maman, mais ils m’abandonnaient tout le temps à la maison pour aller à des fêtes. Des fêtes t’ès, t’ès chicos.
— Ça se passait où ?
— Ici.
1 comment