Je sais pas. Quelque part.
— À Deep Water ? »
Deep Water, « Bas-Fonds », c’est ainsi qu’il s’amuse, le petit malin, à nommer le lieu où il vit, pour remettre Charley O’Dell à sa place. Je crois qu’il se passerait de lui encore plus volontiers que moi.
« Yep. Deep Water. Et voilà où nous en sommes », conclut-il en imitant à la perfection Walter Cronkite.
Je ne doute pas qu’un psy verrait des signes d’angoisse et de peur dans le rêve de Paul et qu’il aurait raison. La peur de l’abandon. De la castration. De la mort – autant de peurs tenaces, celles qui m’accompagnent. Du moins, il a l’air disposé à en plaisanter.
« Et à part ça, que se passe-t-il ?
— Maman et Charley ont eu une grosse engueulade. Hier soir.
— Navré de l’apprendre. À quel sujet ?
— Des trucs, j’imagine. J’en sais rien. »
J’entends le présentateur de la météo sur Good Morning, America nous annoncer les bonnes nouvelles du week-end. Paul a allumé sa télé à présent et il se refuse à commenter davantage l’échauffourée conjugale de sa mère ; il tenait seulement à m’en faire part pour pouvoir s’y référer durant notre balade. Cela fait quelque temps déjà que je l’ai senti (avec le flair d’un ex-mari), Ann a quelque chose qui cloche. Début de ménopause, d’une nostalgie tout à elle, regret à retardement. Tout cela est possible. Ou peut-être Charley a-t-il une poule, une petite serveuse au nez retroussé et aux gros seins du café-restaurant sur le chantier naval à Old Saybrook. Pourtant, leur union dure depuis quatre ans, ce qui paraît long compte tenu de son principal point faible, le fait que Charley ne soit pas quelqu’un qu’une femme saine d’esprit devrait jamais avoir l’idée d’épouser.
« Bon, écoute. Il faut que ton vieux papa s’en aille vendre une maison ce matin. Que j’expédie la balle en plein dans le mille. Que je ferre le gros poisson.
— D.O. Volente, dit-il.
— C’est ça. La famille Volente d’Upper High Point, en Caroline du Nord. »
Fort de son unique année de latin, Paul a décidé que D.O. Volente était le saint patron des agents immobiliers et qu’il fallait le courtiser comme un bon Samaritain, lui montrer toutes les maisons, lui offrir les meilleures affaires, lui accorder toutes les faveurs et lui épargner les dessous-de-table, sans quoi ça tournerait mal. Depuis l’incident du latex, nous communiquons surtout sous forme de blagues, de jeux de mots, de sous-entendus, de gros rires qui n’ont, bien entendu, d’autre motif que l’amour.
« Conduis-toi en pote avec ta mère aujourd’hui, d’accord, mon pote ?
— Je suis un pote. C’est elle qui est garce.
— Ce n’est pas vrai. Elle a la vie plus dure que toi, crois-le si tu peux. Elle t’a sur les bras. Comment va ta sœur ?
— Impec. »
Sa sœur Clary a douze ans, elle est aussi avisée que Paul est farfelu.
« Dis-lui que je la verrai demain, O.K. ? »
Le son de la télé monte d’un seul coup, une autre voix masculine est en train de beugler que Mike Tyson a empoché vingt-deux millions de dollars pour mettre Michael Spinks au tapis en quatre-vingt-onze secondes. « Moi, je le laisserais bien me torcher la lécheuse pour la moitié de la somme », poursuit le commentateur.
« T’as entendu ça ? Il le laisserait lui torcher la lécheuse, s’exclame Paul qui adore ce genre de pirouettes de langage, ça lui paraît hilarant.
— Oui.
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