Mais tâche d’être prêt quand j’arriverai demain, d’accord ? On a intérêt à partir sur les chapeaux de roue si on veut aller jusqu’à Beaton, au Texas.

— Il s’est fait beatonner, et après torcher la lécheuse. Tu vas te remarier ? enchaîne-t-il timidement, je ne sais pas pourquoi.

— Non, jamais. Je t’aime, O.K. ? As-tu lu la Déclaration d’indépendance et les dépliants ? Je compte sur toi pour tout connaître sur le bout du doigt.

— Non. Mais j’en ai une bonne, tu veux ?

— Vas-y. Je la resservirai à mes clients.

— Un cheval entre dans un bar et il commande une bière, énonce Paul d’un ton imperturbable. Que répond le barman ?

— Je donne ma langue au chat.

— Hé ben, pourquoi vous faites une gueule longue comme ça ? »

Silence au bout du fil, un silence qui dit que chacun de nous sait ce que l’autre pense et se tord d’un rire silencieux – le meilleur, le plus grisant. Un tic significatif fait cligner ma paupière droite. Le moment serait bien choisi – avec le rire silencieux en guise de contrepoint – pour caresser une pensée mélancolique, songer à je ne sais quoi de perdu, réviser rapidement la carte négligée de ce qui est important ou non dans la vie. Au lieu de quoi, j’éprouve un sentiment d’acceptation qui frise le contentement, et d’une vague promesse pour la journée qui commence. Une fausse impression de bien-être, ça n’existe pas.

« Épatant, dis-je. Épatant. Mais que fait un cheval dans un bar ?

— J’en sais rien. Il danse, peut-être.

— Il boit un coup. Quelqu’un l’a amené là. »

Dehors, où commencent à chauffer les pelouses de Cleveland Street, Skip McPherson crie : « Il shoote, il maaarque ! » Un petit rire le salue, une boîte de bière s’écrase, une autre voix virile commente : « Le coup qui tue, le coup qui tue, ouais m’sieur ! » Au coin de la rue, j’entends un diesel rugir, tel un lion qui s’éveille. L’équipe de voirie se met à l’œuvre.

« Je te récupère demain, mon fils. D’accord ?

— Ouais, dit Paul, on se récupère demain. D’accord. »

Nous raccrochons.

1 Hall of Fame : sorte de musée à l’américaine, consacré à un thème précis ou à une discipline et à ses célébrités. (N.d.l.T)

2 Auberge du Tueur de daims, ainsi nommée en hommage à Fenimore Cooper. (N.d.l.T)

 

2

Dans Seminary Street à huit heures et quart, l’esprit de la fête de l’indépendance monte comme un levain pour le week-end, et toute manifestation de vie extérieure participe de cette fermentation. Le 4 Juillet n’est que dans trois jours, mais les embouteillages envahissent Frenchy’s Gulf et le parking de Pelcher’s Market, les interpellations fusent depuis la boutique du teinturier et de Town Liquors, tandis que s’intensifie la chaleur du jour. Bon nombre de nos concitoyens partent déjà en direction de Blue Hill et de Little Compton, ou, comme mes voisins les Zumbros, ayant du temps devant eux, se dirigent vers les ranches touristiques du Montana ou les coûteuses rivières à truites de l’Idaho. Chacun suit la même idée : éviter l’affluence, se sortir de là, prendre la route, appuyer sur le champignon. L’évasion est la priorité absolue sur la côte.

Mon programme de travail est d’abord de faire un arrêt à l’une des deux maisons en location qui m’appartiennent, dans l’espoir de toucher le loyer, puis passer en coup de vent à l’agence pour déposer mon édito, prendre la clé de la maison que j’ai à faire visiter à Penns Neck et effectuer une dernière révision avec les Lewis, les jumeaux Everick et Wardell, les « dépanneurs » de l’agence, en vue de notre participation aux réjouissances de lundi. À vrai dire, notre rôle se bornera à offrir gratuitement des hot dogs et de la root beer3 sur un « buffet roulant » que je possède et que je prête à la cause, avec une quête dont le produit ira aux deux orphelins laissés par Claire Devane.

Le long de Seminary Street, devenue depuis le boom économique une sorte de « grand-rue du miracle commercial » qu’aucun d’entre nous n’appelait de ses vœux, tous les commerçants ont installé sur les trottoirs des « feux d’artifice de soldes », où ils balancent des rossignols au rancart depuis Noël, sous des stores drapés de banderoles patriotiques et d’inscriptions accrocheuses qui proclament que le gaspillage d’un argent durement gagné constitue le mode de vie américain. La boutique Virtual Profusion prodigue des bouquets de médiocres marguerites et bleuets pour attirer l’homme d’affaires ou le riverain fourbu qui rentrent chez eux dare-dare mais tiennent à avoir l’air en fête (« Dites-le avec des fleurs à quat’ sous »). Brad Hulbert, notre marchand de chaussures homo, a entassé le long de sa vitrine des boîtes de bizarreries en taille unique et posté à côté Todd, son petit giton bronzé, qui s’ennuie sur son tabouret derrière une caisse en plein air. Et la librairie a sorti ses surplus – des piles de dictionnaires, d’atlas bon marché et d’invendables calendriers 1988, plus les jeux vidéo de la saison passée, le tout empilé sur une longue table, offert au regard et à la main leste d’ados chapardeurs dans le genre de mon fils.

Mais, pour la première fois depuis mon arrivée ici en 1970, deux magasins de la rue sont restés vides, les gérants ayant décampé à la cloche de bois, endettés auprès de leurs fournisseurs et de leur clientèle. L’un d’eux a depuis refait surface sur le Nutley Mall, l’autre s’est évaporé. Beaucoup de boutiques de luxe franchisées – où rien ne s’est jamais vendu – ont maintenant changé de main et d’affectation pour céder la place à du luxe au rabais où la braderie fait loi. Ce printemps, Pelcher a reporté à plus tard la grande réouverture de son rayon de spécialités comestibles ; un concessionnaire de voitures japonaises a soudain capoté et laisse un espace vide sur la Route 27.