Du marchandage qui met aux prises
Jacques avec le chirurgien sur le prix de sa pension,
aux calculs du chevalier de Saint-Ouin et de ses
complices sur le prix à escompter de la revente de
marchandises suspectes, en passant par les inquiétudes d'un couple de paysans pressuré de toutes
parts, l'argent obsède la société représentée dans
Jacques le Fataliste.
Trois épisodes se détachent par ailleurs assez
nettement du reste de l'œuvre, les histoires de
Mme de La Pommeraye12, du père Hudson et du chevalier de Saint-Ouin. De par leur étendue, l'unité de
leur intrigue et le caractère homogène de leur narration, relativement peu interrompue, ces trois récits
constituent en effet un cycle de nouvelles inséré dans
le roman. Racontées par trois narrateurs différents,
respectivement l'hôtesse de l'auberge du Grand Cerf,
le marquis des Arcis et le maître de Jacques, elles
offrent un contrepoint à l'ensemble des récits assurés par Jacques. Elles présentent par ailleurs entre
elles un certain nombre de points communs. Toutes
trois dépeignent une vaste mystification, élaborée et
menée à bien par des individus remarquables par leur
génie de la dissimulation et leur sang-froid, d'individus enfin dont le caractère et les actions sont tels
qu'on ne peut s'empêcher de les admirer, tout en les
condamnant moralement. Dernière similitude, les
trois nouvelles mettent en rapport des personnes
honorables, tant par leur naissance que par leurs
mœurs, avec l'univers trouble évoqué précédemment, dont ils se révèlent les victimes : le marquis
des Arcis épouse une prostituée, Richard est envoyé
en prison, le maître se fait dépouiller par la femme
qu'il aime et l'amant de celle-ci.
LES PROCÉDÉS DE LA NARRATION
LA COHÉRENCE NARRATIVE
Le principe du voyage offre à l'ensemble du
roman un cadre relativement lâche, dans lequel
viennent aisément s'insérer les récits secondaires.
La convention romanesque de l'enchâssement de
récits, sujette à diverses variations, contribue également à conférer une certaine unité à l'ensemble
disparate qu'est Jacques le Fataliste.
Le passage d'un cortège funèbre aux armoiries
du capitaine de Jacques déclenche ainsi le récit
d'une série d'anecdotes entretenant un rapport plus
ou moins direct avec ce personnage, de l'histoire de
M. Le Pelletier, dans laquelle le capitaine joue un
rôle de simple observateur, à celle des deux amis
duellistes, dont il est l'acteur principal.
Certains personnages apparaissent tour à tour
dans un récit second et dans le récit principal, accédant par là même à un degré supérieur de « réalité ».
C'est le cas du chevalier de Saint-Ouin, que Jacques
et son maître croisent sur leur route après que ce
dernier en a raconté l'histoire. De plus, cette histoire
fournira en définitive la clé du récit cadre, c'est-à-dire du voyage « vers nulle part » de Jacques et de
son maître, en éclairant le lecteur sur les raisons et
la destination de leur périple.
Plus complexes sont les liens narratifs qui unissent
l'histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis
des Arcis au reste du roman. C'est l'arrivée du marquis à l'auberge, où séjournent Jacques et son maître,
qui entraîne le récit de son histoire par l'hôtesse. Un
peu plus tôt, simple voyageur encore anonyme, le
marquis était apparu à l'arrière-plan de la scène à l'occasion de ses démêlés avec la chienne de l'hôtesse,
dans une de ces saynètes réalistes qui émaillent
Jacques le Fataliste. Tour à tour personnage secondaire du récit cadre, puis héros d'un récit second, des
Arcis accédera à un dernier statut, en devenant à son
tour le narrateur d'une histoire, celle de son secrétaire,
ou plutôt celle du père Hudson, dans laquelle le compagnon du marquis ne joue qu'un rôle secondaire.
À ce rapport narratif indirect entre l'histoire de
Mme de La Pommeraye et celle du père Hudson,
vient s'ajouter un autre rapprochement nettement
moins conventionnel. À l'issue des deux récits, l'auteur-narrateur intervient en effet pour se livrer à une
spéculation fantasmatique sur ce qu'aurait produit
un enfant issu de Mme de La Pommeraye et d'Hudson. Cet appartement imaginaire entre les deux personnages a pour effet, non seulement de souligner
leur ressemblance morale, mais d'instaurer une sorte
de lien organique entre les deux récits ainsi hybridés. La figure de l'auteur-narrateur, qui apparaît si
fréquemment comme un agent de rupture, devient
ici le facteur unificateur de récits, dont il met en évidence les points communs et les réflexions similaires qu'ils peuvent inspirer.
Si l'auteur exploite largement les possibilités
offertes par la technique de l'enchâssement de
récits, il ne s'en livre pas moins, simultanément, à
une parodie de cette « ficelle », à laquelle les romanciers ont eu si souvent recours depuis le Décaméron
de Boccace (1350) et l'Heptaméron de Marguerite
de Navarre (1559). Ainsi, lorsque l'hôtesse, avant
de commencer son récit, en restitue la généalogie en
ces termes : « je vous raconterais [cette histoire] tout
comme leur domestique l'a dite à ma servante, qui
s'est trouvée par hasard être sa payse, qui l'a redite
à mon mari, qui me l'a redite13 », le caractère artificiel du procédé se trouve-t-il comiquement mis en
évidence.
ROMAN ET THÉÂTRE
Diderot s'est toute sa vie passionnément intéressé
au théâtre. Il s'est essayé, sans grand succès, à promouvoir un nouveau genre dramatique, le drame
bourgeois, destiné à renouveler une scène théâtrale
encore occupée par les formes déclinantes et sclérosées héritées du siècle précédent.
C'est en fait dans ses dialogues romanesques
qu'il s'est révélé meilleur dramaturge. Du Neveu de
Rameau au Rêve de d'Alembert, en passant par le
Supplément au Voyage de Bougainville, le dialogue
diderotien14 a réussi le croisement du théâtre et
du roman. Dans Jacques le Fataliste, dialogue et
récit s'engendrent continuellement l'un l'autre. Les
histoires racontées viennent illustrer et mettre à
l'épreuve les idées avancées dans le cours du dialogue et, réciproquement, les récits font surgir de
nouveaux débats, donc de nouveaux dialogues.
Jacques se caractérise par cette circulation incessante de l'un à l'autre, qui concilie la linéarité du
récit – s'inscrivant par définition entre un début et
une fin – et la dynamique circulaire d'une forme qui
permet à une histoire d'être commentée à l'infini,
ou de rebondir infiniment dans d'autres histoires.
D'autre part, comme le fait remarquer Roger
Lewinter, « les récits compris dans la trame de
Jacques le Fataliste sont, pour la plupart, des
drames de mystification : exercices de comédiens
qui, par la maîtrise qu'ils ont d'eux-mêmes – leur
insensibilité de tête – ont prise sensible sur les
autres, dont ils se jouent à dessein15 ».
Plusieurs personnages, de Mme de La Pommeraye au chevalier de Saint-Ouin, réunissent en effet
les qualités paradoxales requises du grand comédien
selon Diderot : « Je lui veux beaucoup de jugement ;
il me faut dans cet homme un spectateur froid et
tranquille ; j'en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l'art de tout imiter, ou, ce
qui revient au même, une égale aptitude à toutes
sortes de caractères et de rôles16. »
Ils créent une illusion dont le destinataire est
triple : la victime, interne au récit, à qui la mise en
scène est directement destinée, le ou les auditeurs
représentés dans le récit cadre, qui complètent la narration par leurs interventions diverses, et qui figurent eux-mêmes le lecteur du roman.
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