Ce dernier apparaît alors comme le spectateur disposant du champ de vision le plus large de cette scène gigogne.

UN ROMAN DANS TOUS SES ÉTATS

Jacques le Fataliste a pu être qualifié d'anti-roman, dans la mesure où on s'y emploie constamment à déjouer et à ridiculiser les conventions romanesques. Mais cette dimension critique de l'œuvre ne doit pas occulter le fait qu'elle se présente simultanément comme une somme romanesque.

À travers le prisme de la parodie, l'auteur s'essaie à différents genres, alterne divers registres. Les conventions de l'éloge funèbre ou du portrait littéraire s'y voient par exemple successivement tournées en dérision17. Les variations de ton et de forme concourent à faire de ce roman une mosaïque multiforme et vivante. Du récit le plus concis, épigramme, bon mot ou courte anecdote, à la nouvelle la plus ample, de l'allégorie la plus abstraite à l'anecdote authentique, Jacques le Fataliste déploie le vaste éventail des possibles narratifs.

Le cadre général est emprunté à une double tradition : celle, parodique, du Don Quichotte de Cervantès et celle, plus réaliste, du roman picaresque18. Ce genre s'est développé en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, mettant en scène des aventuriers traversant, au cours de leurs voyages, toutes les couches de la société. Au début du XVIIIe siècle le Gil Blas de Lesage19 en a renouvelé la tradition. Le genre picaresque présente l'avantage d'offrir une forme narrative extrêmement souple : le motif minimal du voyage permet toutes les rencontres, et donc tous les récits.

La première moitié de Jacques le Fataliste est ponctuée de références aux conventions du genre, de l'attaque de brigands aux diverses scènes d'auberge. L'épisode de la première nuitée est particulièrement révélateur de la manière dont l'auteur, dans le même mouvement, utilise et détourne un protocole romanesque donné. Lorsque le maître et son valet parviennent, à la nuit tombée, dans une auberge caricaturalement sinistre et infestée de brigands, c'est Jacques qui, inversant la scène attendue, triomphe à lui tout seul de la douzaine de bandits qui narguaient les voyageurs. Il justifiera un peu plus loin cette action, totalement invraisemblable du point de vue de l'intrigue et de la psychologie, comme la conséquence directe de sa foi dans le déterminisme. Ce n'est donc que rétrospectivement que l'épisode prend sa signification. Il apparaît alors comme l'illustration, délibérément irréaliste, de l'application paradoxale d'une doctrine philosophique, qui en constitue le sujet véritable.

L'œuvre ne se laisse toutefois pas réduire à une lecture parodique. Dans la dernière partie du roman, Jacques raconte les différents moments de son initiation amoureuse, dans une veine gaillarde qui culmine avec un éloge de l'obscénité. L'auteur y revendique à plusieurs reprises ses sources, en s'inscrivant explicitement dans la tradition de l'érotisme joyeux et paillard des contes de Boccace et de La Fontaine, ou des écrits licencieux de divers poètes et chansonniers des XVIIe et XVIIIe siècles. Le passage de « l'oracle de la gourde » se lit comme un hommage rendu aux plaisirs des sens et à celui qui les a le mieux chantés, c'est-à-dire Rabelais20.

La citation parodique s'accompagne toujours d'une mise à distance. Mais elle apparaît également comme le meilleur moyen de célébrer une certaine conception de la littérature, qui s'incarne, de Rabelais à Sterne, dans toute une lignée d'écrivains pour qui l'imitation s'accompagne nécessairement de plaisir ludique. « Plagier » Tristram Shandy se révèle le meilleur moyen, pour Diderot, d'honorer une œuvre dont le plagiat humoristique constitue le principe même.

L'alternance des registres permet des effets de contraste parfois révélateurs. Au début de l'histoire de Mme de La Pommeraye vient ainsi s'insérer le fabliau grivois de la Gaine et du Coutelet, qui introduit une brusque rupture de ton. Or, la morale de cette fable populaire condense en quelques lignes l'enseignement de l'histoire de Mme de La Pommeraye, à savoir l'impossibilité de la constance amoureuse. L'auteur démontre ainsi que le même contenu « philosophique » peut être produit par des formes totalement différentes, forme longue de la nouvelle ou forme courte du fabliau, et dans des registres contraires, celui, noble, de la peinture de sentiments, comme celui, populaire, d'un conte allégorique licencieux. Ce télescopage permet par ailleurs de suggérer au lecteur que les ressorts psychologiques qui conditionnent les comportements humains sont toujours subordonnés à des déterminismes physiologiques et que, comme l'a déclaré Diderot, « il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée21 ». La fable de la Gaine et du Coutelet ne se contente pas d'apporter un contrepoint comique au récit qu'elle interrompt : elle en restitue la signification véritable, en le replaçant dans le contexte du matérialisme déterministe22 de l'auteur.

UN ROMAN PHILOSOPHIQUE ?

Si le motif philosophique du fatalisme constitue l'un des leitmotive du roman, son statut n'en demeure pas moins passablement ambigu. La doctrine déterministe se voit formulée par Jacques sur le double mode de la répétition et de la simplification. L'assertion initiale, « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas [est] écrit là-haut », rythme l'ensemble de l'œuvre à la manière d'une ritournelle lancinante.