Elle se voit déclinée à travers une série de métaphores23 – le grand rouleau, la gourmette, la chaînette, le cheval – qui constituent autant de variations sur la même idée simple : l'homme est soumis à une causalité extérieure à lui, dont il ignore tout et sur laquelle il n'a donc aucune prise. Jacques se contente d'autre part d'ânonner ce que disait son capitaine, qui lui-même récitait « son Spinoza, qu'il savait par cœur24 ». Cette situation d'énonciation met en abyme le caractère mécanique de l'énoncé. La question philosophique du déterminisme et de la liberté est donc ramenée, dans la bouche de Jacques, à une sorte de sagesse proverbiale et imagée, dont l'origine – c'est-à-dire le fondement – se perd dans un passé incertain.

Le postulat déterministe se trouve continuellement confronté à ses propres limites. Dans la mesure où l'individu n'a aucun moyen de connaître a priori les causes qui déterminent ses actes, il agit comme s'il était libre. Jacques, personnage ambivalent, incarne ce contraste entre un discours et une pratique. Lorsqu'il part à la recherche d'une montre égarée ou qu'il combat les bandits de l'auberge, il fait preuve d'un esprit d'audace et de décision qui contredisent l'attitude fataliste que sa philosophie devrait entraîner. Le maître au contraire, pourtant partisan du libre arbitre, est représenté en marionnette passive entre les mains de son valet.

Ce qui intéresse Diderot, ce n'est pas d'utiliser le support du roman comme prétexte à l'apologie d'une doctrine philosophique25, mais de transformer en matière romanesque – en intrigue, en action, en dialogue – tout ce qu'un discours philosophique peut comporter de paradoxal et, partant, de fécond.

Si Jacques le Fataliste est un roman philosophique, ce n'est donc pas parce que le débat philosophique entre déterminisme et liberté s'y trouve représenté – de ce point de vue, il se révélerait plutôt décevant. Ce roman est philosophique au sens élargi que les Lumières ont donné à ce mot : il projette un regard critique sur tout ce qui concerne l'homme, y compris le discours philosophique.

L'INSTABILITÉ DES CHOSES

Derrière l'écran des certitudes philosophiques, passablement raillées, se profile un univers caractérisé par le doute et l'instabilité. La violence et la mort y font régulièrement irruption. L'arbitraire le plus opaque décide du cours des choses. Deux voyageurs partent à Lisbonne pour y périr absurdement dans un tremblement de terre. Un cortège funèbre, des paysans en armes, des bandits croisent la route de Jacques et de son maître. Des signes à la fois sinistres et teintés d'irréalité se succèdent : le convoi funèbre est-il une mascarade ? Où se dirige la foule en colère ? Pourquoi le cheval de Jacques le conduit-il obstinément vers les gibets ? Les individus eux-mêmes se révèlent impénétrables, prenant au piège de cruelles machinations qui un ami, qui un amant.

La représentation de la société reproduit cet arbitraire universel. Les hiérarchies les plus incontestables sont remises en cause : qui est le maître du cheval ou du cavalier, du valet ou du maître ? La frontière entre le bien et le mal apparaît particulièrement fluctuante. Accusé injustement à deux reprises – d'un vol puis d'un meurtre –, dépouillé par des brigands, Jacques finira par se faire brigand à son tour, dans la bande de Mandrin, et par attaquer celui dont il était le serviteur. Comme l'a écrit Michel Delon, « la répression étatique d'Ancien Régime dans sa violence suscite un héroïsme qui force l'admiration. L'intrigue de Jacques le Fataliste s'étend de la bataille de Fontenoy, haut fait de la guerre officielle, aux coups de main de Mandrin, guerre sociale, sourde et refoulée. Le roman s'est interrogé sur la causalité qui mène aux fourches patibulaires. La suspicion jetée sur l'injustice judiciaire qui condamne Jacques à la place de son maître interdit de considérer négativement l'épisode final de Mandrin26 ».

Le personnage de Jacques incarne simultanément l'individu opprimé et libéré. La symbolique sociale de son prénom est cruciale. Le « Jacques », c'est le paysan français par excellence, écrasé par les impôts, craignant les disettes, contraint de se faire valet ou soldat pour échapper à la misère, en sacrifiant sa liberté ou sa vie aux puissants. Mais c'est également celui dont la grogne menace toujours de se transformer en révolte ouverte, en « jacquerie » ou en brigandage.

En accédant à la parole philosophique, le valet se libère de son asservissement et devient le maître de son maître. Les limites de cette prise de pouvoir sont cependant suggérées par une série d'épisodes qui mettent en scène Jacques aphasique. Le roman le décrit ainsi successivement bâillonné pendant son enfance et affecté d'un mal de gorge qui le contraint au silence.