Hélas ! si nous n’étions pas nous-mêmes dans une position si précaire, j’aurais pris soin de ces orphelins ; mais, tu sais si cela nous est possible ?
Je priai le maire de m’accompagner chez la boulangère, et, pour la rassurer de l’engager lui-même à recueillir momentanément les malheureux abandonnés. Elle y consentit ; et cette femme, dont le cœur, au fond, me paraît bon, promit de les garder chez elle pendant quelque temps.
– Ce n’est pas tout – lui dis-je –, il reste un dernier devoir à remplir auprès de leur mère… Il faut l’ensevelir, et, avec elle, le pauvre enfant qu’elle a mis au jour.
Il me fut impossible, à ce sujet, de rien obtenir de Madeleine ; elle avait, disait-elle, trop peur des morts.
– Mais, Monsieur – dis-je au maire –, qui donc ensevelira cette femme ?
– Je n’en sais trop rien, Madame ; je ne sais à qui m’adresser ici – me répondit-il.
Alors, mon ami, j’ai considéré comme un devoir pour moi de m’occuper de ce pieux office envers celle qui fut la femme de ton compagnon d’exil ; l’enterrement ne pouvait avoir lieu que le lendemain ; il me coûtait de penser que ce pauvre corps resterait encore délaissé durant la nuit dans l’isolement de cette maison. Je parvins, à force d’instances et en lui donnant quelque argent, à décider une vieille femme du village à me suivre afin de m’aider à l’ensevelissement du corps, qu’elle veillerait ensuite jusqu’au lendemain. Je remontai en voiture avec cette femme ; je retournai à la maison de M. Sylvain, et tu peux lui apprendre, hélas ! triste consolation ! que j’ai clos les paupières de sa femme, et enseveli dans le même linceul que sa mère, l’enfant à qui elle avait dernièrement donné le jour.
Ces tristes devoirs accomplis, je me suis remise en route à la nuit ; je me suis arrêtée chez la boulangère, pour la prier de m’écrire lorsque l’on dirigerait les enfants vers le dépôt de mendicité d’Orléans ; elle me le promit, ajoutant que, si son mari voulait y consentir, elle garderait près d’elle son filleul, le plus jeune des trois orphelins, appelé Dominique. Je l’ai encouragée dans cette généreuse résolution ; j’ai quitté le village, et je n’ai pu être de retour ici qu’à dix heures et demie du soir ; ta mère et nos enfants m’attendaient avec une vive inquiétude, ma présence les a rassurés.
Oh ! mon Edmond, avec quel redoublement de tendresse, je les ai embrassés, ces trois êtres si chers à notre affection, lorsque je les ai retrouvés après cette cruelle journée !
Ta mère, malgré l’anxiété que lui a causée mon absence prolongée, est, je te l’ai dit, dans un état satisfaisant. Juliette, à l’heure où je t’écris (minuit), repose ;… je vais tâcher de reposer aussi, car les tristes émotions d’aujourd’hui m’ont brisée… Bonsoir, mon Edmond ; cette lettre ne partira que demain, j’y ajouterai quelques lignes…
Mon ami, ne t’alarme pas ; mais, je t’ai promis une entière sincérité. Juliette a passé une très-mauvaise nuit. Son accès de fièvre a reparu vers les deux heures du malin, il a été beaucoup plus violent que celui de la nuit dernière, et avant qu’il eût cessé, il a été accompagné de délire ; la pauvre enfant t’appelait en pleurant ; elle voulait couper les cordes dont elle t’a vu lié dans la charrette… Cette pensée l’obsédait ; j’employais tous mes efforts pour étouffer ses cris plaintifs, de peur qu’ils n’éveillassent ta mère et Albert ; je n’ai pu malheureusement éviter ce que je craignais ; notre bonne mère, incapable de se lever, m’a demandé avec angoisse ce qu’avait Juliette ? Son frère, éveillé en sursaut, s’est mis à fondre en larmes en l’embrassant ; elle ne le reconnaissait pas, non plus que moi ; je tâchais de la retenir dans son lit, d’où elle voulait sortir, afin d’aller, disait-elle, te retrouver en Afrique. Enfin, épuisée par la force même de l’accès, elle s’est calmée ; une sueur froide collait ses cheveux à ses tempes ; d’abord brûlante, elle frissonnait. Je l’ai chaudement couverte. Elle avait les yeux fermés, et semblait anéantie ; elle me disait seulement de temps à autre :
– Pardon, maman ; pardon… – et puis, elle est tombée dans un profond assoupissement. Ce n’était pas un bon sommeil ; de temps à autre, elle s’agitait et se retournait dans son lit, en prononçant des paroles sans suite.
La veille, le médecin l’avait vue en mon absence, se bornant à continuer de prescrire des bains de pieds et de la limonade cuite, disant qu’avant d’ordonner autre chose, il voulait observer si l’accès se réglerait ou non ; l’accès se réglait malheureusement ! Il faisait à peine jour ; il m’en coûtait de laisser sortir Albert, seul, de si grand matin ; mais, n’ayant personne à envoyer chez le médecin, je priai ce cher enfant de s’y rendre tout de suite, et de le ramener s’il le trouvait ; puis, j’entrai chez notre bonne mère afin de la rassurer. Tu sais son adoration pour nos enfants ; elle se lamentait, s’exagérant, grâce à Dieu, les suites de l’indisposition de Juliette. Enfin, mon ami, car je devine ton impatience, Albert a ramené le médecin ; tu le connais, c’est un homme brusque, il parle sans ménagement, et ne vous fait jamais illusion sur la réalité ; je lui ai raconté les différentes phases de l’accès de Juliette ; il l’a longtemps examinée ; puis, il m’a dit, je te rapporte textuellement ses paroles :
– C’est grave.
– Mais, Monsieur, il n’y a aucune inquiétude sérieuse à avoir, n’est-ce pas ?
– Je n’en sais rien… Cette fièvre peut devenir une fièvre typhoïde ;… mais, quant à présent, il faut se borner à une médecine expectative ;… je reviendrai ce soir.
Telles sont ses paroles, mon ami ; il a écrit une ordonnance. Albert est allé aussitôt la porter chez le pharmacien. Honorine est heureusement venue, elle n’est pas encore placée ; elle a pu donner ses soins à ta mère, pendant que je restais auprès de Juliette, qui, malgré sa somnolence, voulait presque toujours tenir une de mes mains dans les siennes…
Il y a une demi-heure, cet accablement a fait place à un véritable sommeil ; j’ai doucement retiré ma main de celle de Juliette, et je me suis empressée de terminer cette lettre.
Telle est, mon ami, la vérité ; je t’en supplie, ne t’alarme pas outre mesure. C’est grave, a dit le médecin, mais il ne sait pas encore si cela peut devenir sérieusement inquiétant ; l’espérance nous est donc permise sans aucune illusion. Telle est la ressource de vitalité des enfants, qu’ils sont souvent presque aussitôt relevés qu’abattus. Te rappelles-tu le fils de notre excellent ami Scipion David ? Il avait l’âge de Juliette ; on le croyait dans un état désespéré, trois jours après il entrait en pleine convalescence…
Juliette vient de s’éveiller, elle m’appelle.
Bon espoir ! notre chère enfant est plus calme, sa peau est moite, ses douleurs de tête ont diminué ; elle a vu, de son lit, mon pupitre à écrire ; elle me dit de t’embrasser tendrement pour elle, et de t’assurer – « qu’elle se trouve beaucoup mieux, et que, demain, elle sera levée pour sûr ».
Albert me demande la permission de t’affirmer aussi et de sa main, que sa sœur est beaucoup mieux. Je le laisse écrire :
« Bon petit père, ne te tourmente pas ; je t’assure que Juliette va mieux, et qu’elle sera levée demain bien sûr,… bien sûr… Je t’embrasse de tout mon cœur,
ALBERT. »
Pauvres chères créatures ! ils veulent, mon ami, t’épargner toute inquiétude ; mais, j’ai dû te dire le vrai ; et le vrai est : que malgré la gravité de l’indisposition de Juliette, il faut tout espérer.
Adieu, mon Edmond, à bientôt.
LOUISE.
P. S. Dès que j’aurai quelque nouvelle sur le sort des enfants de M. Sylvain Poirier, je t’écrirai…
* * *
Et, maintenant, Madame, vous qui lisez ces lettres d’une épouse et d’une mère, comprenez-vous, sentez-vous les angoisses, les alarmes de ce proscrit, fils, époux et père, recevant là-bas,… en Afrique, séparé de sa famille par l’immensité des mers, ces tristes nouvelles qui le laisseront dans une horrible incertitude sur la santé de sa mère, de sa femme ou de ses enfants ? Combien de jours se passeront avant qu’une autre lettre vienne le rassurer… ou lui ôter tout espoir ? Avec quelle douloureuse impatience il l’attend, cette lettre, à la fois si redoutée, si désirée ?
Et s’il reçoit un jour la lettre suivante…
* * *
Décembre 1851.
Edmond,… mon Edmond bien aimé,
Le médecin ne désespère pas de sauver Juliette, quoique la fièvre typhoïde se soit déclarée…
Albert est un ange ; il montre un dévouement au-dessus de son âge.
Moi, je puise dans les circonstances un redoublement d’énergie ; je me porte bien.
Jusqu’ici, rien que de rassurant pour toi, dans le début de cette lettre… Et pourtant, mon Edmond,… jamais,… entends-tu bien,… jamais tu n’auras eu plus besoin de courage, de résignation qu’aujourd’hui !
Edmond, je devine tes angoisses,… je te parle de nos enfants et de moi,… et je ne te parle pas de ta mère ;… je ne te parle plus de ta mère,… tu m’as compris…
Ah !… si je ne m’adressais à une âme aussi ferme que la tienne, j’aurais pris plus de ménagements pour t’annoncer ce coup affreux !
Et maintenant, mon ami, pleure, pleure, comme nous la pleurons, cette mère adorable, laisse couler tes larmes, laisse éclater les sanglots qui déchirent ton cœur… Tout à l’heure tu continueras la lecture de cette lettre ; tu ne le pourrais en ce moment…
Le coup est affreux, n’est-ce pas, mon Edmond ? aussi affreux qu’inattendu ! ! Pour nous aussi, il a été inattendu ! Pauvre bonne mère ! quoique bien faible encore, elle entrait en convalescence ; des soins, du repos, et surtout l’absence de toute émotion vive, nous disait toujours le médecin, et elle est sauvée… Oui, elle était sauvée ! les soins les plus tendres ne lui auraient pas manqué ;… mais, une terrible émotion l’a tuée…
Voici des détails, mon ami, l’impatiente anxiété de ta douleur les désire ; ils ne pourront l’augmenter, cette sainte douleur ! mais ils la rendront plus sainte encore ; car, ces détails te diront la mort sublime de notre mère ; lis,… admire,… et prie pour elle !…
Il y a quatre jours (je t’avais écrit dans cette matinée pour t’annoncer la maladie de Juliette) ; il y a quatre jours, vers une heure et demie du matin, je veillais ma fille ; le moment de son accès, prévu par le médecin, approchait ; Albert dormait profondément ; notre mère aussi dormait, j’entendais sa respiration paisible à travers la porte de sa chambre, laissée entr’ouverte. Honorine avait désiré passer, comme d’habitude, cette nuit à la maison ; mais, voyant cette pauvre fille excédée de fatigue, et voulant qu’elle pût dormir tranquillement pendant une nuit tout entière, j’exigeai qu’elle allât coucher chez sa tante. Je veillais donc Juliette, vers une heure et demie du matin.
Je t’ai dépeint notre appartement, on y entre par un petit cabinet obscur ; soudain, j’entends frapper très-doucement à la porte extérieure, si doucement, que ni ta mère, ni les enfants ne se sont réveillés ; je me lève, je vais à la porte, et je demande à voix basse :
– Qui est là ?
– Moi, Madame – me répond-on aussi à voix basse –, moi… la portière de la maison ; il s’agit d’une commission pressée.
J’ouvre sans défiance, et je me trouve en face de la portière et d’un capitaine de gendarmerie, accompagné de plusieurs soldats échelonnés sur l’escalier : l’un d’eux portait une lanterne. Tous avaient gardé un si profond silence, que, je te l’ai dit, aucun bruit n’était parvenu jusqu’à moi ; je jette un cri de surprise et de frayeur ; le capitaine met la main sur ma bouche, me saisit par le bras, et dit à ses hommes :
– Maintenant, entrez vite,… fouillez partout ;… il n’aura pas été prévenu,… il n’aura pas eu le temps de s’échapper !
À cet ordre de leur chef, cinq ou six gendarmes, les uns le sabre à la main, les autres le pistolet au poing, se précipitent dans la chambre où étaient couchés nos enfants… Je songe à leur épouvante, à celle de ta mère, voyant notre logis envahi par des soldats armés, comme il le fut le jour où l’on vint t’arrêter. Éveillée en sursaut par l’apparition de ces hommes, qui lui rappelait mille souvenirs douloureux, ta mère devait être saisie d’une émotion terrible,… mortelle peut-être ! Frémissant des suites que cet événement pouvait avoir, je veux m’élancer sur les pas des gendarmes, l’officier me retient, et me dit :
– Madame, il faut que j’exécute mes ordres : Scipion David ne nous échappera pas cette fois. Il est caché ici ;… ne le niez pas, je le sais…
Ainsi, on était à la poursuite d’un de tes meilleurs amis, et on le croyait caché ici ; cela était faux, car depuis les événements de décembre, je n’avais pas vu M. Scipion David, réfugié, m’avait-on dit, en Belgique. Mais déjà j’entendais les cris de frayeur des enfants, qui m’appelaient, et je distinguais la voix de Juliette, plus aiguë que celle de son frère, et dont l’accent devenait déchirant ; l’heure de son accès de fièvre était arrivée, la terreur devait en redoubler la violence. Je fis un effort désespéré pour m’arracher des mains du capitaine, en m’écriant :
– Personne n’est caché ici, je vous le jure sur la vie de mes enfants ! Ma fille est malade, ma mère à peine convalescente ; laissez-moi, Monsieur ! par pitié, laissez-moi !
Le capitaine, supposant sans doute qu’il m’était dès lors impossible de prévenir le fugitif que l’on cherchait, ne me retint plus, et me dit :
– Mes ordres sont rigoureux, Madame, il faut que je les exécute ; Scipion David est ici,… livrez-le, et je me retire.
Je ne lui répondis rien, tant j’étais alarmée ; il me suit, je cours dans ma chambre : Juliette, en proie au délire de la fièvre, était sortie de son lit, pieds nus et en chemise, les cheveux épars sur ses épaules ; elle criait, dans son délire :
– Père !… père !… coupe les cordes qui attachent tes mains !… coupe-les,… voilà un couteau !
Albert, debout et demi-nu, comme sa sœur, sanglotait, faisait d’inutiles efforts pour la contenir, en me criant :
– Mère ! mon Dieu ! Juliette est folle !
Pendant cette scène désolante, les soldats bouleversaient tout dans l’appartement, dérangeant les meubles, fouillant les armoires, renversant nos couchettes, jetant çà et là les matelas sur le carreau, afin de s’assurer que nos lits ne cachaient personne. Un des gendarmes ouvrit la fenêtre pour regarder sur le toit, supposant, sans doute, que le fugitif avait pu s’évader de ce côté ; au dehors, une bise glaciale soufflait et venait frapper Juliette demi-nue, trempée de sueur et dans le fort de son accès.
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