Ainsi, mon ami, ne t’alarme pas ; je t’ai promis d’être franche. Juliette, à peine indisposée, n’est que courbaturée ; à l’heure où je t’écris (onze heures du soir), elle dort profondément, comme son frère, à quelques pas de moi.

Je veux, ainsi que je l’ai promis, te décrire notre nouveau logement, afin que de là-bas… tu nous voies ici.

Nous habitons le troisième et dernier étage d’une vieille maison assez délabrée ; nos chambres ne sont pas mansardées, bien que la pente du toit avoisine les fenêtres. On entre, d’abord, dans un cabinet éclairé par un jour de souffrance ; ce cabinet communique à la pièce que j’occupe ; celle-ci est assez grande, et son papier gris, à petits bouquets jaunâtres, n’est pas malpropre ; le sol est carrelé ; à gauche de la porte, s’ouvre une fenêtre d’où l’on voit les murs et les toits des maisons voisines ; en face de cette croisée, se trouve une autre porte (c’est celle de la chambre de ta mère) ; de chaque côté de cette porte, il y a une alcôve ; dans l’une, j’ai placé mon lit et celui de Juliette, et dans l’autre le lit d’Albert ; j’ai garni la fenêtre avec les rideaux de perse verte et blanche de notre ancienne salle à manger. L’ameublement se compose de notre commode, de notre secrétaire, de la grande armoire de noyer, d’une table et de quelques chaises. J’ai, je te l’ai dit, vendu le reste de notre mobilier.

La chambre de ta mère est un peu moins grande que la nôtre, et exposée au levant ; elle a vue sur un jardin ; le lit fait face à la cheminée ; la croisée est en regard de la porte ; le papier bleu, à rayures d’un bleu plus foncé, est assez frais ; près de la cheminée, le grand fauteuil de ta mère ; à côté, le guéridon d’acajou, sur lequel sont placés d’habitude son panier à ouvrage, ses lunettes et ses livres ; devant le fauteuil, son tabouret ; à droite de la petite glace de la cheminée, est suspendu le portrait de ton père ; à gauche, ton portrait, à toi, lorsque tu étais enfant, et au-dessous de chaque cadre, le secrétaire d’un côté et la commode de l’autre ; enfin, dans l’angle et près de la croisée, le petit bureau dont notre bonne mère se sert pour écrire. En un mot, mon ami, sauf le jardin de plain-pied et la différence de tenture, figure-toi absolument les mêmes dispositions que dans la chambre qu’occupait ta mère dans notre ancienne demeure ; elle retrouvera, du moins ici, toutes ses habitudes, chose si précieuse à son âge.

Maintenant que de là-bas… tu peux nous voir ici, je te dirai quel sera l’emploi de nos journées.

Au point du jour, nous nous lèverons ; les enfants et moi, nous ferons le ménage, et ensuite je m’occuperai de leur toilette ; puis, nous irons dire bonjour à ta mère ; je leur donnerai leur leçon du matin, près de son lit, nous en sommes convenus avec elle, cela la distraira ; nous déjeunerons de café au lait, seul repas préparé à la maison, et ces préparatifs seront une petite récréation pour les enfants ; ils descendront ensuite jouer dans la cour, qui, malheureusement, est sombre et étroite ; mais, enfin, ils y prendront l’air et pourront y faire un peu d’exercice. Pendant ce temps-là, je m’occuperai de notre bonne mère ; je mettrai sa chambre en ordre, je ferai son lit comme elle aime qu’il soit fait. Les enfants travailleront avec moi, de nouveau, jusqu’à trois heures ; ils iront encore jouer dans la cour jusqu’à la nuit ; le traiteur nous apportera notre dîner à six heures, et pendant la soirée, nous nous occuperons, Juliette et moi, des travaux de couture que l’on m’a promis, tandis qu’Albert s’amusera, selon son habitude, à dessiner, ou fera quelque lecture à sa grand’mère. Notre entretien, tu le devines, roulera toujours sur toi, sur nos souvenirs, sur nos regrets, sur nos espérances !… Il ne nous est pas, je crois, défendu d’espérer ?…

Enfin, à neuf heures, je coucherai les enfants ; et je resterai près de notre bonne mère, jusqu’à ce qu’elle veuille dormir ; alors, je rentrerai dans ma chambre, j’embrasserai Juliette et Albert ; et, comme toujours, mon Edmond, tu auras ma dernière pensée…

Voilà quelle sera notre vie. Ai-je besoin d’ajouter, que ni ta mère, ni moi, ni les enfants, nous ne regrettons en rien notre aisance passée. Tu nous disais toujours avec sagesse : Pour être satisfaits de notre sort, regardons, non pas AU-DESSUS, mais AU-DESSOUS de nous. Plus que jamais nous sentons la vérité de ces paroles ; si nous n’avons plus le superflu, du moins nous avons le nécessaire, et combien en est-il, qui, plus à plaindre que nous, manquent du nécessaire !…

Hélas ! moralement, notre nécessaire, à nous,… c’était TOI… Enfin ! !

Tu verras, mon ami, à cet endroit de ma lettre, que j’ai pleuré ; oui, je l’avoue, j’ai longtemps pleuré ;… mais, ni ta mère, ni les enfants ne m’ont vue ; ils dorment, et j’évite toujours, autant qu’il m’est possible, de pleurer en leur présence, afin de ne pas augmenter leur chagrin.

Bonsoir, mon ami ! Je ne ferme pas cette lettre ; demain, je louerai une voiture, afin d’aller, selon tes indications, chercher les renseignements relatifs à ton compagnon d’exil ; Juliette sera, je n’en doute pas, en état de m’accompagner, ainsi qu’Albert ; ce sera une distraction et une promenade pour nos enfants. J’espère, à mon retour, avoir de bonnes nouvelles à te donner au sujet de la famille de M. Sylvain Poirier, qui, d’après ce que tu me dis de lui, est digne d’inspirer un vif intérêt. Encore bonsoir, mon tendre ami, à demain !

Il est huit heures du matin, je sors de la chambre de ta mère ; sa nuit a été calme, mais celle de Juliette a été agitée ; elle a eu un redoublement de fièvre vers deux heures du matin ; elle se plaignait d’un violent mal de tête ; elle avait une soif ardente ; je lui ai plusieurs fois donné à boire ; puis, elle s’est assoupie, et ce matin elle dort si profondément, qu’elle ne m’a pas entendue me lever. Tu le vois, mon ami, il n’y a rien d’absolument inquiétant dans son état ; cependant, je renonce à mon projet de l’emmener, ainsi que son frère ; il s’agit d’un trajet de près de douze lieues en voiture. Le temps est sombre et froid ; je crains la fatigue pour cette enfant déjà indisposée ; elle restera donc à la maison avec Albert et ta mère.

Le hasard a amené ici Honorine ce matin ; l’excellente fille ne peut pas se déshabituer de nous, comme elle dit naïvement ; elle m’a demandé en grâce de lui permettre, en attendant qu’elle fût placée, de venir tous les jours passer, avec les enfants, le temps de leur récréation ; elle demeure provisoirement chez sa tante, et ne sait, dit-elle, que faire de son temps. Pauvre fille ! je le comprends, elle est si active, si laborieuse ! J’ai accepté son offre, et aujourd’hui elle restera toute la journée près de notre bonne mère ; je pourrai ainsi m’absenter sans crainte pendant quelques heures. Je vais partir. À tantôt, mon ami.

Me voici de retour ;… il est onze heures du soir !

L’état de ta mère est satisfaisant ; Juliette, quoique toujours abattue, n’a pas eu d’accès de fièvre depuis ce matin. Mais, quelle journée j’ai passée ! Que de choses, que de tristes choses à t’apprendre, mon Edmond ! Combien je te plains d’avoir à en instruire ton malheureux compagnon d’exil !

Ah ! je frissonne encore en songeant à ce que j’ai vu,… à ce que j’ai été obligée de faire !… Mon Dieu ! quand je pense que j’aurais pu emmener nos enfants avec moi, regardant ce petit voyage comme une distraction pour eux !

Ce matin, je suis donc montée dans un fiacre que j’avais loué pour la journée, aucune voiture publique ne passant sur la route que tu m’as indiquée ; le brouillard était épais et froid, le chemin très-mauvais, par suite de la fonte des neiges ; nous avons mis près de trois heures pour nous rendre au village de Lailly ; là, le cocher a voulu faire reposer pendant quelques instants son cheval et lui donner de l’avoine. La maison de M. Sylvain Poirier se trouvait, selon ta lettre, à une demi-lieue environ de Lailly. Je descendis de voiture sur la place de l’église, désirant me renseigner sur la demeure de ton compagnon d’exil. Ayant remarqué sur la place, la boutique d’un boulanger, je pensai que, mieux qu’un autre, il devait connaître les habitations isolées où il portait peut-être du pain ; j’entre chez lui, et, m’adressant à une femme jeune encore, je lui demande si, en suivant la route, je rencontrerais la demeure d’un journalier nommé Sylvain Poirier.

À peine ai-je eu prononcé ce nom, que cette femme rougit, regarde de côté et d’autre d’un air effrayé, jette sur moi un coup d’œil défiant, et me répond avec autant de précipitation que d’embarras :

– J’étais la marraine du dernier enfant de Sylvain ;… mais, je jure mes grands dieux qu’il y a plus d’un mois que je n’ai vu ni Sylvain, ni personne de chez lui ; car, l’autre jour, sa femme m’a demandé à se reposer chez nous pendant un moment, et je n’ai pas seulement voulu lui ouvrir la porte, quoiqu’il fit nuit et mauvais temps !

– Et pourquoi cela, Madame ? – lui dis-je, de plus en plus surprise de l’air soupçonneux et effaré de cette femme –, pourquoi avoir refusé l’abri qu’on vous demandait ?

– Parce que si l’on avait trouvé Jeanne chez nous, on nous aurait peut-être arrêtés, comme l’on a arrêté Petit-Jean et le père de Sylvain – me répondit-elle en tremblant –, et le pauvre vieux homme en a pour vingt ans de galères !

– Aux galères ! – m’écriai-je –, le père de M. Sylvain Poirier ?

– Oui, il a passé par ici dernièrement, emmené en charrette, avec beaucoup d’autres prisonniers, par les soldats, parce qu’il avait donné asile à un insurgé ;… il m’en serait arrivé autant si l’on avait trouvé chez nous la femme de Sylvain, que l’on cherchait partout, dans les bois.

– Mais, sa femme, où est-elle ? Qu’est-elle devenue ?

– Je n’en sais rien, cela ne me regarde pas ! – me répondit brusquement la boulangère, semblant de plus en plus alarmée de mes questions – ; je n’ai pas besoin qu’on vienne ici me compromettre en me faisant parler de Sylvain !

Cette femme me parut si effrayée, que n’espérant obtenir d’elle aucun renseignement, je la quittai. Le cheval s’était reposé ; je remontai en voiture ; et, grâce à ta lettre, mon ami, j’indiquai de mon mieux au cocher la maison de M. Sylvain Poirier. Au bout d’une demi-heure environ, nous arrivâmes.

Ah ! mon ami ! à ce souvenir, ma main tremble si fort, mon émotion est telle, que je suis obligée d’interrompre pendant un instant cette lettre……

Je reprends. Nous arrivons à un tournant de la route, où s’élève une croix. À vingt pas de là, m’avais-tu écrit, et à gauche du chemin, devait se trouver la maison ; en effet, je l’aperçois non loin de cet endroit ; je la désigne au cocher, il m’y conduit, je descends de voiture presque en face de la porte, elle était fermée ; je frappe plusieurs fois, on ne répond pas ; enfin, à travers les barreaux d’une petite fenêtre, je vois apparaître la figure d’une enfant de treize à quatorze ans, à peu près de l’âge de notre Juliette, mais pâle, étiolée, les yeux caves et rougis ; ses cheveux, dénoués et hérissés, cachaient à demi son visage ; elle se tenait des deux mains aux barreaux de la fenêtre, et attachait sur moi son regard craintif, hagard, presque hébété ;… elle me fit peur…

– Mon enfant – lui dis-je, en m’approchant de la fenêtre –, celle maison est-elle celle de M. Sylvain Poirier ?… Êtes-vous sa fille ?

Elle ne me répondit rien, et continua de m’observer d’un œil inquiet et farouche. À l’aspect de cette pauvre petite figure flétrie, dont l’expression presque sinistre contrastait cruellement avec l’épanouissement habituel aux enfants de son âge, et pensant involontairement à Juliette, les larmes me viennent aux yeux ; je pressentais quelque malheur… Cependant, je prends, à travers les barreaux, une des mains de cette petite fille, et je lui dis :

– Si vous êtes la fille de M. Sylvain Poirier, ouvrez-moi, je vous prie ; je voudrais voir votre mère…

À peine eussé-je prononcé le nom de sa mère, que l’enfant, qui m’avait abandonné machinalement sa main, la retire vivement des miennes et disparait de la fenêtre ; j’entends parler à voix basse dans la maison, durant quelques instants ; puis, la porte, verrouillée au dedans, s’ouvre soudain devant moi.

Ah ! mon ami ! ce fut horrible !… horrible !… Enfin, voici ce que je vis :

Marie (c’est le nom de la petite fille, je l’ai su plus tard), Marie et ses deux frères, l’aîné de dix à onze ans, le plus jeune de quatre ans au plus, serrés les uns contre les autres dans un coin obscur d’une grande chambre, me regardaient tous trois de loin, avec cette expression farouche, craintive et presque hébétée qui m’avait frappée dans la physionomie de Marie ; au fond de la chambre, je vis un lit,… et dans ce lit, une forme humaine dessinée par le pli des draps.

Un nouveau et affreux pressentiment me serra le cœur ; je m’approchai lentement de ce lit ; celle qui l’occupait avait la tête tournée du côté de la muraille ; je ne voyais que sa coiffe d’indienne, d’où s’échappaient en désordre et tombant sur ses épaules de longs cheveux noirs ; la complète immobilité du drap qui couvrait les genoux relevés de cette malheureuse femme, porta mes sinistres prévisions à leur comble ; elle avait un de ses bras hors du lit et à demi caché par la couverture ; je touchai sa main… Ah ! mon ami ! !… cette main était raidie… glacée !…

– Mais elle est morte ! – m’écriai-je, reculant d’épouvante et m’adressant aux trois enfants, qui, toujours pressés les uns contre les autres dans un coin obscur de la chambre, ne me quittaient pas des yeux – ; mais, votre mère est morte, malheureux enfants ! !

– Oui – me répondit Marie –, elle est morte… depuis deux jours…

– Mon Dieu ! et vous n’êtes pas allés chercher du secours ?

– Nous nous sommes endormis, et quand nous nous sommes réveillés au jour, notre maman était morte.

– Mais, depuis, vous n’êtes pas allés au village… annoncer ce malheur ?

– Si mon frère y était allé, je serais restée toute seule auprès du corps de maman avec mon petit frère, et j’aurais eu trop peur – me répondit Marie.

Voilà, mon ami, tout ce qu’il m’a été possible de tirer de ces infortunés ; on voyait, à l’accablement de leurs traits, à leurs yeux creux, secs, ardents, qu’ils avaient donné à la mort de leur mère, toutes les larmes de leur cœur ; ils ne pouvaient plus pleurer ; leur intelligence semblait affaiblie, à la suite de tant de douleurs ; ils répondirent à peine, et par monosyllabes, aux questions que je leur adressai ; j’appris seulement… Ah ! mon ami, je te l’ai dit, tout cela est horrible, horrible ! j’appris seulement que celle malheureuse femme, dans un état de grossesse avancé, avait mis au monde un enfant mort, et qu’en raison de l’isolement de la maison et en l’absence de tout secours, cet enfant, d’abord enseveli par sa mère,… par sa mère ! ! avait été ensuite enterré par son frère et par sa sœur dans un coin du jardin…

Je ne pouvais laisser ces pauvres orphelins près de ce cadavre sans sépulture ; je leur demandai s’ils voulaient m’accompagner ; ils y consentirent ; ils étaient, je te l’ai dit, mon ami, tellement accablés par l’excès de leurs maux, qu’ils semblaient n’avoir plus ni désirs, ni volonté, ni sensibilité ; je les fis monter en voiture avec moi. Marie, au moment de quitter la maison, se retourna vers le lit mortuaire, et dit, sans pleurer, mais avec un accent qui me fit pleurer, moi :

– Adieu, maman !

Et puis, elle redevint morne et silencieuse comme son frère ; le plus petit de ces trois enfants, revenu à l’insouciance de son âge, parut content d’aller en voiture, il jouait sur mes genoux ; je me fis conduire chez le maire du village de Lailly ; il se trouvait heureusement chez lui. Je lui appris la mort de Mme Sylvain Poirier, et la présence de ses enfants auprès de ce corps,… depuis deux jours ;… le maire me promit de donner sur-le-champ des ordres pour l’enlèvement du cadavre, et pour l’enterrement qui aurait lieu le lendemain.

– Mais, les enfants – lui dis-je –, que vont-ils devenir ? Ils ne peuvent rester ainsi abandonnés ; n’ont-ils ici aucun parent ?

– Aucun – me répondit le maire.

Je me rappelai alors que la boulangère était la marraine de l’un des orphelins.

– Peut-être – dis-je au maire –, si vous promettiez a cette femme, qui semble fort effrayée, qu’elle ne serait pas inquiétée pour avoir recueilli ces enfants, elle consentirait à les garder près d’elle ?

– C’est une charge trop lourde pour Madeleine – m’a-t-il répondu –, car elle a une famille nombreuse ; mais, elle pourra leur donner asile jusqu’à ce que je les envoie au dépôt de mendicité : on ne saurait les placer ailleurs.

Pauvres enfants ! Ah ! mon ami, je le répète, et tu le vois, tout cela est horrible.