Tu sais son adoration pour nos enfants ; elle se lamentait, s’exagérant, grâce à Dieu, les suites de l’indisposition de Juliette. Enfin, mon ami, car je devine ton impatience, Albert a ramené le médecin ; tu le connais, c’est un homme brusque, il parle sans ménagement, et ne vous fait jamais illusion sur la réalité ; je lui ai raconté les différentes phases de l’accès de Juliette ; il l’a longtemps examinée ; puis, il m’a dit, je te rapporte textuellement ses paroles :

– C’est grave.

– Mais, Monsieur, il n’y a aucune inquiétude sérieuse à avoir, n’est-ce pas ?

– Je n’en sais rien… Cette fièvre peut devenir une fièvre typhoïde ;… mais, quant à présent, il faut se borner à une médecine expectative ;… je reviendrai ce soir.

Telles sont ses paroles, mon ami ; il a écrit une ordonnance. Albert est allé aussitôt la porter chez le pharmacien. Honorine est heureusement venue, elle n’est pas encore placée ; elle a pu donner ses soins à ta mère, pendant que je restais auprès de Juliette, qui, malgré sa somnolence, voulait presque toujours tenir une de mes mains dans les siennes…

Il y a une demi-heure, cet accablement a fait place à un véritable sommeil ; j’ai doucement retiré ma main de celle de Juliette, et je me suis empressée de terminer cette lettre.

Telle est, mon ami, la vérité ; je t’en supplie, ne t’alarme pas outre mesure. C’est grave, a dit le médecin, mais il ne sait pas encore si cela peut devenir sérieusement inquiétant ; l’espérance nous est donc permise sans aucune illusion. Telle est la ressource de vitalité des enfants, qu’ils sont souvent presque aussitôt relevés qu’abattus. Te rappelles-tu le fils de notre excellent ami Scipion David ? Il avait l’âge de Juliette ; on le croyait dans un état désespéré, trois jours après il entrait en pleine convalescence…

Juliette vient de s’éveiller, elle m’appelle.

Bon espoir ! notre chère enfant est plus calme, sa peau est moite, ses douleurs de tête ont diminué ; elle a vu, de son lit, mon pupitre à écrire ; elle me dit de t’embrasser tendrement pour elle, et de t’assurer – « qu’elle se trouve beaucoup mieux, et que, demain, elle sera levée pour sûr ».

Albert me demande la permission de t’affirmer aussi et de sa main, que sa sœur est beaucoup mieux. Je le laisse écrire :

« Bon petit père, ne te tourmente pas ; je t’assure que Juliette va mieux, et qu’elle sera levée demain bien sûr,… bien sûr… Je t’embrasse de tout mon cœur,

ALBERT. »

Pauvres chères créatures ! ils veulent, mon ami, t’épargner toute inquiétude ; mais, j’ai dû te dire le vrai ; et le vrai est : que malgré la gravité de l’indisposition de Juliette, il faut tout espérer.

Adieu, mon Edmond, à bientôt.

LOUISE.

P. S. Dès que j’aurai quelque nouvelle sur le sort des enfants de M. Sylvain Poirier, je t’écrirai…

* * *

Et, maintenant, Madame, vous qui lisez ces lettres d’une épouse et d’une mère, comprenez-vous, sentez-vous les angoisses, les alarmes de ce proscrit, fils, époux et père, recevant là-bas,… en Afrique, séparé de sa famille par l’immensité des mers, ces tristes nouvelles qui le laisseront dans une horrible incertitude sur la santé de sa mère, de sa femme ou de ses enfants ? Combien de jours se passeront avant qu’une autre lettre vienne le rassurer… ou lui ôter tout espoir ? Avec quelle douloureuse impatience il l’attend, cette lettre, à la fois si redoutée, si désirée ?

Et s’il reçoit un jour la lettre suivante…

* * *

Décembre 1851.

Edmond,… mon Edmond bien aimé,

Le médecin ne désespère pas de sauver Juliette, quoique la fièvre typhoïde se soit déclarée…

Albert est un ange ; il montre un dévouement au-dessus de son âge.

Moi, je puise dans les circonstances un redoublement d’énergie ; je me porte bien.

Jusqu’ici, rien que de rassurant pour toi, dans le début de cette lettre… Et pourtant, mon Edmond,… jamais,… entends-tu bien,… jamais tu n’auras eu plus besoin de courage, de résignation qu’aujourd’hui !

Edmond, je devine tes angoisses,… je te parle de nos enfants et de moi,… et je ne te parle pas de ta mère ;… je ne te parle plus de ta mère,… tu m’as compris…

Ah !… si je ne m’adressais à une âme aussi ferme que la tienne, j’aurais pris plus de ménagements pour t’annoncer ce coup affreux !

Et maintenant, mon ami, pleure, pleure, comme nous la pleurons, cette mère adorable, laisse couler tes larmes, laisse éclater les sanglots qui déchirent ton cœur… Tout à l’heure tu continueras la lecture de cette lettre ; tu ne le pourrais en ce moment…

Le coup est affreux, n’est-ce pas, mon Edmond ? aussi affreux qu’inattendu ! ! Pour nous aussi, il a été inattendu ! Pauvre bonne mère ! quoique bien faible encore, elle entrait en convalescence ; des soins, du repos, et surtout l’absence de toute émotion vive, nous disait toujours le médecin, et elle est sauvée… Oui, elle était sauvée ! les soins les plus tendres ne lui auraient pas manqué ;… mais, une terrible émotion l’a tuée…

Voici des détails, mon ami, l’impatiente anxiété de ta douleur les désire ; ils ne pourront l’augmenter, cette sainte douleur ! mais ils la rendront plus sainte encore ; car, ces détails te diront la mort sublime de notre mère ; lis,… admire,… et prie pour elle !…

Il y a quatre jours (je t’avais écrit dans cette matinée pour t’annoncer la maladie de Juliette) ; il y a quatre jours, vers une heure et demie du matin, je veillais ma fille ; le moment de son accès, prévu par le médecin, approchait ; Albert dormait profondément ; notre mère aussi dormait, j’entendais sa respiration paisible à travers la porte de sa chambre, laissée entr’ouverte. Honorine avait désiré passer, comme d’habitude, cette nuit à la maison ; mais, voyant cette pauvre fille excédée de fatigue, et voulant qu’elle pût dormir tranquillement pendant une nuit tout entière, j’exigeai qu’elle allât coucher chez sa tante. Je veillais donc Juliette, vers une heure et demie du matin.

Je t’ai dépeint notre appartement, on y entre par un petit cabinet obscur ; soudain, j’entends frapper très-doucement à la porte extérieure, si doucement, que ni ta mère, ni les enfants ne se sont réveillés ; je me lève, je vais à la porte, et je demande à voix basse :

– Qui est là ?

– Moi, Madame – me répond-on aussi à voix basse –, moi… la portière de la maison ; il s’agit d’une commission pressée.

J’ouvre sans défiance, et je me trouve en face de la portière et d’un capitaine de gendarmerie, accompagné de plusieurs soldats échelonnés sur l’escalier : l’un d’eux portait une lanterne. Tous avaient gardé un si profond silence, que, je te l’ai dit, aucun bruit n’était parvenu jusqu’à moi ; je jette un cri de surprise et de frayeur ; le capitaine met la main sur ma bouche, me saisit par le bras, et dit à ses hommes :

– Maintenant, entrez vite,… fouillez partout ;… il n’aura pas été prévenu,… il n’aura pas eu le temps de s’échapper !

À cet ordre de leur chef, cinq ou six gendarmes, les uns le sabre à la main, les autres le pistolet au poing, se précipitent dans la chambre où étaient couchés nos enfants… Je songe à leur épouvante, à celle de ta mère, voyant notre logis envahi par des soldats armés, comme il le fut le jour où l’on vint t’arrêter. Éveillée en sursaut par l’apparition de ces hommes, qui lui rappelait mille souvenirs douloureux, ta mère devait être saisie d’une émotion terrible,… mortelle peut-être ! Frémissant des suites que cet événement pouvait avoir, je veux m’élancer sur les pas des gendarmes, l’officier me retient, et me dit :

– Madame, il faut que j’exécute mes ordres : Scipion David ne nous échappera pas cette fois. Il est caché ici ;… ne le niez pas, je le sais…

Ainsi, on était à la poursuite d’un de tes meilleurs amis, et on le croyait caché ici ; cela était faux, car depuis les événements de décembre, je n’avais pas vu M. Scipion David, réfugié, m’avait-on dit, en Belgique. Mais déjà j’entendais les cris de frayeur des enfants, qui m’appelaient, et je distinguais la voix de Juliette, plus aiguë que celle de son frère, et dont l’accent devenait déchirant ; l’heure de son accès de fièvre était arrivée, la terreur devait en redoubler la violence. Je fis un effort désespéré pour m’arracher des mains du capitaine, en m’écriant :

– Personne n’est caché ici, je vous le jure sur la vie de mes enfants ! Ma fille est malade, ma mère à peine convalescente ; laissez-moi, Monsieur ! par pitié, laissez-moi !

Le capitaine, supposant sans doute qu’il m’était dès lors impossible de prévenir le fugitif que l’on cherchait, ne me retint plus, et me dit :

– Mes ordres sont rigoureux, Madame, il faut que je les exécute ; Scipion David est ici,… livrez-le, et je me retire.

Je ne lui répondis rien, tant j’étais alarmée ; il me suit, je cours dans ma chambre : Juliette, en proie au délire de la fièvre, était sortie de son lit, pieds nus et en chemise, les cheveux épars sur ses épaules ; elle criait, dans son délire :

– Père !… père !… coupe les cordes qui attachent tes mains !… coupe-les,… voilà un couteau !

Albert, debout et demi-nu, comme sa sœur, sanglotait, faisait d’inutiles efforts pour la contenir, en me criant :

– Mère ! mon Dieu ! Juliette est folle !

Pendant cette scène désolante, les soldats bouleversaient tout dans l’appartement, dérangeant les meubles, fouillant les armoires, renversant nos couchettes, jetant çà et là les matelas sur le carreau, afin de s’assurer que nos lits ne cachaient personne. Un des gendarmes ouvrit la fenêtre pour regarder sur le toit, supposant, sans doute, que le fugitif avait pu s’évader de ce côté ; au dehors, une bise glaciale soufflait et venait frapper Juliette demi-nue, trempée de sueur et dans le fort de son accès. Un moment, je te l’avoue, mon ami, je perdis la tête. J’oubliai notre mère, pour ne m’occuper que de ma fille ; je l’enveloppai à la hâte dans un manteau ; et, quoiqu’elle se débattît et se raidit avec une force convulsive, je parvins à maîtriser ses mouvements et à la coucher sur un de nos matelas jetés à terre par les soldats, en fouillant les lits. Mon trouble, mon effroi, je te l’ai dit, pauvre ami, m’avaient fait oublier notre mère ; les cris d’Albert, réfugié chez elle, me la rappellent. Impossible d’abandonner Juliette dans l’état alarmant où elle se trouvait ; je l’enlève entre mes bras comme un enfant au berceau, sans comprendre encore comment j’en eus la force, et je cours à la chambre de notre mère…

Courage ! mon ami, courage ! il nous en faut à tous deux !… à moi, pour continuer cette lettre,… à toi, pour continuer de la lire !…

En entrant chez notre mère, je vois le bois de son lit renversé, et elle-même étendue à terre sur un matelas, à peine enveloppée dans une couverture ; ses cheveux blancs, dénoués, cachaient presque entièrement son visage ; elle grelotait, car, à deux pas d’elle, une fenêtre ouverte par les soldats, comme l’avait été celle de notre chambre, laissait pénétrer un froid glacial ; une des jambes de notre mère, nue et amaigrie, sortant de dessous son drap, faillit être brisée sous le talon éperonné d’un des gendarmes, qui se baissait alors, sa lanterne à la main, pour examiner l’intérieur du conduit de la cheminée. Notre mère pousse un cri de douleur ; puis, se contenant, elle me dit, en me voyant alors entrer avec Juliette, qui se débattait dans mes bras :

– Louise, ce que nous endurons n’est rien auprès de ce que souffre,… de ce que souffrira mon fils !

– Albert ! – m’écriai-je –, ferme vite la fenêtre, dont le courant glace ta grand’mère !…

L’enfant obéit ; et, à ce moment, le capitaine, furieux de l’inutilité de ses recherches, me dit d’un air presque menaçant :

– Scipion David était ici,… Madame ! ! Vous avez été prévenue de notre arrivée, vous l’avez fait évader !

– Ah Monsieur ! – s’écria ta mère –, n’est-ce donc pas assez d’envahir ainsi la demeure de deux femmes, dont l’une à mon âge,… et l’autre veille un enfant malade ?… Oseriez-vous encore nous menacer ? – Puis, me regardant – : Ah ! quel bonheur qu’Edmond ne soit pas ici !

– Il faut que Scipion David se retrouve ! – s’écrie le capitaine, en frappant du pied –. Vous êtes responsables de son évasion !

À ces injustes et dures paroles, notre mère fut sublime de dignité ; elle se redressa sur son séant ; sa figure vénérable, entourée de ses longs cheveux blancs, exprimait une indignation écrasante, et elle s’écria :

– Sortez ! Monsieur ! sortez ! Vous ne respectez ni la vieillesse,… ni l’enfance. Vous serez maudit des hommes et de Dieu… Sortez d’ici !

– Madame – répondit le capitaine, baissant les yeux devant le regard imposant de ta mère –, je suis obligé d’exécuter mes ordres…

– Celui que vous cherchez n’est pas ici – reprit ta mère d’une voix affaiblie, –,… je vous l’ai dit, et je vous défends de douter de la parole d’une mourante ; car, je le sens,… je ne survivrai pas aux émotions de cette nuit… Sortez, Monsieur ! laissez-moi du moins mourir en paix dans les bras de ma fille et de ses enfants…

La voix, l’accent, l’attitude de ta mère dominèrent tellement ces soldats, qu’ils n’osèrent pas insister davantage, et ils se retirèrent.

Nous sommes restés seuls avec notre mère et les enfants, dans notre demeure bouleversée. Je tenais toujours Juliette entre mes bras ; ses mouvements moins saccadés m’annonçaient la fin de son accès ; mais, sa figure, qui touchait la mienne, ses épaules, ses mains, ses pieds, étaient glacés par le froid de cette nuit d’hiver. Les dernières paroles de ta mère avaient épuisé ses forces ; elle retomba sur son matelas. Hélas ! à peine convalescente, et ne se soutenant qu’à force de soins, de précautions, elle venait d’être réveillée en sursaut, frappée de terreur, exposée, presque sans vêtements, à une bise pénétrante ; cela pouvait être, pour une femme de son âge, un coup mortel… Aussi, je dis à Albert :

– Mon enfant, il nous faut à tous du courage ; habille-toi vite, et cours chercher le médecin pour ta grand’mère ; ne crains rien, en ces temps-ci, les rues sont sûres, on y rencontre à chaque pas des soldats.

– Sois tranquille, Maman, je n’aurai pas peur – me répondit résolument ce pauvre enfant, en s’habillant à la hâte.

Juliette, en ce moment, aussi accablée qu’elle avait été agitée, restait inerte entre mes bras. N’ayant pas le temps de refaire son lit, parce que je voulais revenir près de ta mère, dont l’état m’effrayait, j’enveloppai ma fille dans une couverture ; je la déposai sur un des matelas de notre chambre, et je courus près de ta mère ; je relevai le bois de son lit que je regarnis de mon mieux ; je la pris dans mes bras toute défaillante, et je la couchai, après avoir rajusté sa chevelure en désordre.

Il se passa quelque temps avant l’arrivée du médecin qu’Albert était allé chercher. Notre mère s’affaiblissait de plus en plus, et, malgré mes efforts pour la réchauffer, elle restait frissonnante et glacée.