J’espère, à mon retour, avoir de bonnes nouvelles à te donner au sujet de la famille de M. Sylvain Poirier, qui, d’après ce que tu me dis de lui, est digne d’inspirer un vif intérêt. Encore bonsoir, mon tendre ami, à demain !

Il est huit heures du matin, je sors de la chambre de ta mère ; sa nuit a été calme, mais celle de Juliette a été agitée ; elle a eu un redoublement de fièvre vers deux heures du matin ; elle se plaignait d’un violent mal de tête ; elle avait une soif ardente ; je lui ai plusieurs fois donné à boire ; puis, elle s’est assoupie, et ce matin elle dort si profondément, qu’elle ne m’a pas entendue me lever. Tu le vois, mon ami, il n’y a rien d’absolument inquiétant dans son état ; cependant, je renonce à mon projet de l’emmener, ainsi que son frère ; il s’agit d’un trajet de près de douze lieues en voiture. Le temps est sombre et froid ; je crains la fatigue pour cette enfant déjà indisposée ; elle restera donc à la maison avec Albert et ta mère.

Le hasard a amené ici Honorine ce matin ; l’excellente fille ne peut pas se déshabituer de nous, comme elle dit naïvement ; elle m’a demandé en grâce de lui permettre, en attendant qu’elle fût placée, de venir tous les jours passer, avec les enfants, le temps de leur récréation ; elle demeure provisoirement chez sa tante, et ne sait, dit-elle, que faire de son temps. Pauvre fille ! je le comprends, elle est si active, si laborieuse ! J’ai accepté son offre, et aujourd’hui elle restera toute la journée près de notre bonne mère ; je pourrai ainsi m’absenter sans crainte pendant quelques heures. Je vais partir. À tantôt, mon ami.

Me voici de retour ;… il est onze heures du soir !

L’état de ta mère est satisfaisant ; Juliette, quoique toujours abattue, n’a pas eu d’accès de fièvre depuis ce matin. Mais, quelle journée j’ai passée ! Que de choses, que de tristes choses à t’apprendre, mon Edmond ! Combien je te plains d’avoir à en instruire ton malheureux compagnon d’exil !

Ah ! je frissonne encore en songeant à ce que j’ai vu,… à ce que j’ai été obligée de faire !… Mon Dieu ! quand je pense que j’aurais pu emmener nos enfants avec moi, regardant ce petit voyage comme une distraction pour eux !

Ce matin, je suis donc montée dans un fiacre que j’avais loué pour la journée, aucune voiture publique ne passant sur la route que tu m’as indiquée ; le brouillard était épais et froid, le chemin très-mauvais, par suite de la fonte des neiges ; nous avons mis près de trois heures pour nous rendre au village de Lailly ; là, le cocher a voulu faire reposer pendant quelques instants son cheval et lui donner de l’avoine. La maison de M. Sylvain Poirier se trouvait, selon ta lettre, à une demi-lieue environ de Lailly. Je descendis de voiture sur la place de l’église, désirant me renseigner sur la demeure de ton compagnon d’exil. Ayant remarqué sur la place, la boutique d’un boulanger, je pensai que, mieux qu’un autre, il devait connaître les habitations isolées où il portait peut-être du pain ; j’entre chez lui, et, m’adressant à une femme jeune encore, je lui demande si, en suivant la route, je rencontrerais la demeure d’un journalier nommé Sylvain Poirier.

À peine ai-je eu prononcé ce nom, que cette femme rougit, regarde de côté et d’autre d’un air effrayé, jette sur moi un coup d’œil défiant, et me répond avec autant de précipitation que d’embarras :

– J’étais la marraine du dernier enfant de Sylvain ;… mais, je jure mes grands dieux qu’il y a plus d’un mois que je n’ai vu ni Sylvain, ni personne de chez lui ; car, l’autre jour, sa femme m’a demandé à se reposer chez nous pendant un moment, et je n’ai pas seulement voulu lui ouvrir la porte, quoiqu’il fit nuit et mauvais temps !

– Et pourquoi cela, Madame ? – lui dis-je, de plus en plus surprise de l’air soupçonneux et effaré de cette femme –, pourquoi avoir refusé l’abri qu’on vous demandait ?

– Parce que si l’on avait trouvé Jeanne chez nous, on nous aurait peut-être arrêtés, comme l’on a arrêté Petit-Jean et le père de Sylvain – me répondit-elle en tremblant –, et le pauvre vieux homme en a pour vingt ans de galères !

– Aux galères ! – m’écriai-je –, le père de M. Sylvain Poirier ?

– Oui, il a passé par ici dernièrement, emmené en charrette, avec beaucoup d’autres prisonniers, par les soldats, parce qu’il avait donné asile à un insurgé ;… il m’en serait arrivé autant si l’on avait trouvé chez nous la femme de Sylvain, que l’on cherchait partout, dans les bois.

– Mais, sa femme, où est-elle ? Qu’est-elle devenue ?

– Je n’en sais rien, cela ne me regarde pas ! – me répondit brusquement la boulangère, semblant de plus en plus alarmée de mes questions – ; je n’ai pas besoin qu’on vienne ici me compromettre en me faisant parler de Sylvain !

Cette femme me parut si effrayée, que n’espérant obtenir d’elle aucun renseignement, je la quittai. Le cheval s’était reposé ; je remontai en voiture ; et, grâce à ta lettre, mon ami, j’indiquai de mon mieux au cocher la maison de M. Sylvain Poirier. Au bout d’une demi-heure environ, nous arrivâmes.

Ah ! mon ami ! à ce souvenir, ma main tremble si fort, mon émotion est telle, que je suis obligée d’interrompre pendant un instant cette lettre……

Je reprends. Nous arrivons à un tournant de la route, où s’élève une croix. À vingt pas de là, m’avais-tu écrit, et à gauche du chemin, devait se trouver la maison ; en effet, je l’aperçois non loin de cet endroit ; je la désigne au cocher, il m’y conduit, je descends de voiture presque en face de la porte, elle était fermée ; je frappe plusieurs fois, on ne répond pas ; enfin, à travers les barreaux d’une petite fenêtre, je vois apparaître la figure d’une enfant de treize à quatorze ans, à peu près de l’âge de notre Juliette, mais pâle, étiolée, les yeux caves et rougis ; ses cheveux, dénoués et hérissés, cachaient à demi son visage ; elle se tenait des deux mains aux barreaux de la fenêtre, et attachait sur moi son regard craintif, hagard, presque hébété ;… elle me fit peur…

– Mon enfant – lui dis-je, en m’approchant de la fenêtre –, celle maison est-elle celle de M. Sylvain Poirier ?… Êtes-vous sa fille ?

Elle ne me répondit rien, et continua de m’observer d’un œil inquiet et farouche. À l’aspect de cette pauvre petite figure flétrie, dont l’expression presque sinistre contrastait cruellement avec l’épanouissement habituel aux enfants de son âge, et pensant involontairement à Juliette, les larmes me viennent aux yeux ; je pressentais quelque malheur… Cependant, je prends, à travers les barreaux, une des mains de cette petite fille, et je lui dis :

– Si vous êtes la fille de M. Sylvain Poirier, ouvrez-moi, je vous prie ; je voudrais voir votre mère…

À peine eussé-je prononcé le nom de sa mère, que l’enfant, qui m’avait abandonné machinalement sa main, la retire vivement des miennes et disparait de la fenêtre ; j’entends parler à voix basse dans la maison, durant quelques instants ; puis, la porte, verrouillée au dedans, s’ouvre soudain devant moi.

Ah ! mon ami ! ce fut horrible !… horrible !… Enfin, voici ce que je vis :

Marie (c’est le nom de la petite fille, je l’ai su plus tard), Marie et ses deux frères, l’aîné de dix à onze ans, le plus jeune de quatre ans au plus, serrés les uns contre les autres dans un coin obscur d’une grande chambre, me regardaient tous trois de loin, avec cette expression farouche, craintive et presque hébétée qui m’avait frappée dans la physionomie de Marie ; au fond de la chambre, je vis un lit,… et dans ce lit, une forme humaine dessinée par le pli des draps.

Un nouveau et affreux pressentiment me serra le cœur ; je m’approchai lentement de ce lit ; celle qui l’occupait avait la tête tournée du côté de la muraille ; je ne voyais que sa coiffe d’indienne, d’où s’échappaient en désordre et tombant sur ses épaules de longs cheveux noirs ; la complète immobilité du drap qui couvrait les genoux relevés de cette malheureuse femme, porta mes sinistres prévisions à leur comble ; elle avait un de ses bras hors du lit et à demi caché par la couverture ; je touchai sa main… Ah ! mon ami ! !… cette main était raidie… glacée !…

– Mais elle est morte ! – m’écriai-je, reculant d’épouvante et m’adressant aux trois enfants, qui, toujours pressés les uns contre les autres dans un coin obscur de la chambre, ne me quittaient pas des yeux – ; mais, votre mère est morte, malheureux enfants ! !

– Oui – me répondit Marie –, elle est morte… depuis deux jours…

– Mon Dieu ! et vous n’êtes pas allés chercher du secours ?

– Nous nous sommes endormis, et quand nous nous sommes réveillés au jour, notre maman était morte.

– Mais, depuis, vous n’êtes pas allés au village… annoncer ce malheur ?

– Si mon frère y était allé, je serais restée toute seule auprès du corps de maman avec mon petit frère, et j’aurais eu trop peur – me répondit Marie.

Voilà, mon ami, tout ce qu’il m’a été possible de tirer de ces infortunés ; on voyait, à l’accablement de leurs traits, à leurs yeux creux, secs, ardents, qu’ils avaient donné à la mort de leur mère, toutes les larmes de leur cœur ; ils ne pouvaient plus pleurer ; leur intelligence semblait affaiblie, à la suite de tant de douleurs ; ils répondirent à peine, et par monosyllabes, aux questions que je leur adressai ; j’appris seulement… Ah ! mon ami, je te l’ai dit, tout cela est horrible, horrible ! j’appris seulement que celle malheureuse femme, dans un état de grossesse avancé, avait mis au monde un enfant mort, et qu’en raison de l’isolement de la maison et en l’absence de tout secours, cet enfant, d’abord enseveli par sa mère,… par sa mère ! ! avait été ensuite enterré par son frère et par sa sœur dans un coin du jardin…

Je ne pouvais laisser ces pauvres orphelins près de ce cadavre sans sépulture ; je leur demandai s’ils voulaient m’accompagner ; ils y consentirent ; ils étaient, je te l’ai dit, mon ami, tellement accablés par l’excès de leurs maux, qu’ils semblaient n’avoir plus ni désirs, ni volonté, ni sensibilité ; je les fis monter en voiture avec moi. Marie, au moment de quitter la maison, se retourna vers le lit mortuaire, et dit, sans pleurer, mais avec un accent qui me fit pleurer, moi :

– Adieu, maman !

Et puis, elle redevint morne et silencieuse comme son frère ; le plus petit de ces trois enfants, revenu à l’insouciance de son âge, parut content d’aller en voiture, il jouait sur mes genoux ; je me fis conduire chez le maire du village de Lailly ; il se trouvait heureusement chez lui. Je lui appris la mort de Mme Sylvain Poirier, et la présence de ses enfants auprès de ce corps,… depuis deux jours ;… le maire me promit de donner sur-le-champ des ordres pour l’enlèvement du cadavre, et pour l’enterrement qui aurait lieu le lendemain.

– Mais, les enfants – lui dis-je –, que vont-ils devenir ? Ils ne peuvent rester ainsi abandonnés ; n’ont-ils ici aucun parent ?

– Aucun – me répondit le maire.

Je me rappelai alors que la boulangère était la marraine de l’un des orphelins.

– Peut-être – dis-je au maire –, si vous promettiez a cette femme, qui semble fort effrayée, qu’elle ne serait pas inquiétée pour avoir recueilli ces enfants, elle consentirait à les garder près d’elle ?

– C’est une charge trop lourde pour Madeleine – m’a-t-il répondu –, car elle a une famille nombreuse ; mais, elle pourra leur donner asile jusqu’à ce que je les envoie au dépôt de mendicité : on ne saurait les placer ailleurs.

Pauvres enfants ! Ah ! mon ami, je le répète, et tu le vois, tout cela est horrible. Hélas ! si nous n’étions pas nous-mêmes dans une position si précaire, j’aurais pris soin de ces orphelins ; mais, tu sais si cela nous est possible ?

Je priai le maire de m’accompagner chez la boulangère, et, pour la rassurer de l’engager lui-même à recueillir momentanément les malheureux abandonnés. Elle y consentit ; et cette femme, dont le cœur, au fond, me paraît bon, promit de les garder chez elle pendant quelque temps.

– Ce n’est pas tout – lui dis-je –, il reste un dernier devoir à remplir auprès de leur mère… Il faut l’ensevelir, et, avec elle, le pauvre enfant qu’elle a mis au jour.

Il me fut impossible, à ce sujet, de rien obtenir de Madeleine ; elle avait, disait-elle, trop peur des morts.

– Mais, Monsieur – dis-je au maire –, qui donc ensevelira cette femme ?

– Je n’en sais trop rien, Madame ; je ne sais à qui m’adresser ici – me répondit-il.

Alors, mon ami, j’ai considéré comme un devoir pour moi de m’occuper de ce pieux office envers celle qui fut la femme de ton compagnon d’exil ; l’enterrement ne pouvait avoir lieu que le lendemain ; il me coûtait de penser que ce pauvre corps resterait encore délaissé durant la nuit dans l’isolement de cette maison. Je parvins, à force d’instances et en lui donnant quelque argent, à décider une vieille femme du village à me suivre afin de m’aider à l’ensevelissement du corps, qu’elle veillerait ensuite jusqu’au lendemain. Je remontai en voiture avec cette femme ; je retournai à la maison de M. Sylvain, et tu peux lui apprendre, hélas ! triste consolation ! que j’ai clos les paupières de sa femme, et enseveli dans le même linceul que sa mère, l’enfant à qui elle avait dernièrement donné le jour.

Ces tristes devoirs accomplis, je me suis remise en route à la nuit ; je me suis arrêtée chez la boulangère, pour la prier de m’écrire lorsque l’on dirigerait les enfants vers le dépôt de mendicité d’Orléans ; elle me le promit, ajoutant que, si son mari voulait y consentir, elle garderait près d’elle son filleul, le plus jeune des trois orphelins, appelé Dominique. Je l’ai encouragée dans cette généreuse résolution ; j’ai quitté le village, et je n’ai pu être de retour ici qu’à dix heures et demie du soir ; ta mère et nos enfants m’attendaient avec une vive inquiétude, ma présence les a rassurés.

Oh ! mon Edmond, avec quel redoublement de tendresse, je les ai embrassés, ces trois êtres si chers à notre affection, lorsque je les ai retrouvés après cette cruelle journée !

Ta mère, malgré l’anxiété que lui a causée mon absence prolongée, est, je te l’ai dit, dans un état satisfaisant. Juliette, à l’heure où je t’écris (minuit), repose ;… je vais tâcher de reposer aussi, car les tristes émotions d’aujourd’hui m’ont brisée… Bonsoir, mon Edmond ; cette lettre ne partira que demain, j’y ajouterai quelques lignes…

Mon ami, ne t’alarme pas ; mais, je t’ai promis une entière sincérité. Juliette a passé une très-mauvaise nuit. Son accès de fièvre a reparu vers les deux heures du malin, il a été beaucoup plus violent que celui de la nuit dernière, et avant qu’il eût cessé, il a été accompagné de délire ; la pauvre enfant t’appelait en pleurant ; elle voulait couper les cordes dont elle t’a vu lié dans la charrette… Cette pensée l’obsédait ; j’employais tous mes efforts pour étouffer ses cris plaintifs, de peur qu’ils n’éveillassent ta mère et Albert ; je n’ai pu malheureusement éviter ce que je craignais ; notre bonne mère, incapable de se lever, m’a demandé avec angoisse ce qu’avait Juliette ? Son frère, éveillé en sursaut, s’est mis à fondre en larmes en l’embrassant ; elle ne le reconnaissait pas, non plus que moi ; je tâchais de la retenir dans son lit, d’où elle voulait sortir, afin d’aller, disait-elle, te retrouver en Afrique. Enfin, épuisée par la force même de l’accès, elle s’est calmée ; une sueur froide collait ses cheveux à ses tempes ; d’abord brûlante, elle frissonnait. Je l’ai chaudement couverte. Elle avait les yeux fermés, et semblait anéantie ; elle me disait seulement de temps à autre :

– Pardon, maman ; pardon… – et puis, elle est tombée dans un profond assoupissement. Ce n’était pas un bon sommeil ; de temps à autre, elle s’agitait et se retournait dans son lit, en prononçant des paroles sans suite.

La veille, le médecin l’avait vue en mon absence, se bornant à continuer de prescrire des bains de pieds et de la limonade cuite, disant qu’avant d’ordonner autre chose, il voulait observer si l’accès se réglerait ou non ; l’accès se réglait malheureusement ! Il faisait à peine jour ; il m’en coûtait de laisser sortir Albert, seul, de si grand matin ; mais, n’ayant personne à envoyer chez le médecin, je priai ce cher enfant de s’y rendre tout de suite, et de le ramener s’il le trouvait ; puis, j’entrai chez notre bonne mère afin de la rassurer.