Au moment d’ensevelir notre mère dans son linceul, j’ai religieusement baisé son front ; elle semblait sommeiller ; nulle contraction des traits n’altérait la douceur de son noble et beau visage ; j’ai coupé deux boucles de ses cheveux (je t’envoie l’une d’elles dans cette lettre) ; puis, j’ai clos ses paupières,… et tout a été fini… Elle a été pendant la seconde nuit, tour à tour, veillée par Honorine et par moi ; nous alternions ainsi entre ces soins funèbres et ceux que nous donnions à ma fille…

Le matin, on est venu apporter le cercueil ; nous entendions tout de la chambre dans laquelle j’étais auprès de Juliette… À ce moment, mon ami, j’ai défailli ;… ces coups de marteau m’ont été au cœur, et je me suis trouvée mal… Honorine m’a secourue ; lorsque je suis revenue à moi, le cercueil était parti depuis une demi-heure.

J’ai voulu assister à la messe de l’enterrement ; Juliette me paraissait un peu plus calme ; je l’ai laissée sous la garde d’Honorine, et je me suis rendue à l’église. Sous le portail, j’ai trouvé Albert ; son maître de pension l’avait envoyé à la triste cérémonie avec un des domestiques de la maison. Ce pauvre enfant m’a navré ; il m’a demandé d’accompagner le convoi jusqu’au cimetière ; j’hésitais à me rendre à son désir, craignant pour lui la cruelle émotion d’un pareil spectacle. Alors, il m’a dit :

– Mais, si je n’accompagne pas ma grand’mère jusqu’au cimetière, il n’y aura personne au convoi ; elle semblera abandonnée par tout le monde.

C’est la triste vérité : tous nos amis sont proscrits, et parmi nos simples connaissances, aucune n’aurait voulu, de crainte de se compromettre, assister au service, pas même M. Heurtier, dont tu as été le caissier pendant douze ans ! !

La messe achevée, ton fils, donnant la main au domestique de sa pension, a seul suivi le convoi de sa grand’mère jusqu’à son dernier asile. J’avais recommandé au domestique de m’amener mon fils au retour de la cérémonie, de le laisser dans la cour de la maison, et de monter me prévenir ; car, je redoutais pour Albert la contagion de la fièvre typhoïde. En rentrant chez moi, après la messe, j’ai trouvé Juliette dans le même état où je l’avais laissée en sortant ; deux heures après, je suis descendue pour embrasser Albert ; il m’attendait dans la cour. Ce cher enfant, je ne saurais trop te le répéter, montre un courage, une raison au-dessus de son âge ; sa seule préoccupation est la maladie de sa sœur ; je l’ai beaucoup rassuré à ce sujet, ne voulant pas augmenter le chagrin que lui ont causé la mort de sa grand’mère et notre séparation momentanée ; ensuite, il s’en est tristement retourné à la pension.

Hier, le médecin est venu trois lois, et aujourd’hui déjà deux fois. À mes questions, sur les espérances que lui laissait l’état de Juliette, il a toujours répondu :

– Je ne puis rien prononcer de décisif avant le huitième jour.

Mon Dieu ! quand viendra-t-il donc ce huitième jour ?

Et maintenant, pauvre ami, je m’adresserai à ce courage, à cette résignation, à cette force d’âme, que j’invoquais au début de ma lettre, et dont tu as donné tant de preuves ! Et maintenant, je te dirai : Résiste à l’accablement du terrible coup qui te frappe ! Conserve-toi pour nous, qui n’avons plus au monde que toi !

Je ne chercherai pas à te consoler de la perte de notre bonne mère ; on ne se console pas, on ne se console jamais d’une perte irréparable ! Elle laissera dans notre famille un vide que rien ne remplira désormais. Ta mère était notre guide, notre soutien, notre encouragement dans le juste et le bien. C’était toujours à sa haute raison, à sa tendresse éclairée, que nous nous adressions, lorsque, dans la direction de notre vie, ou de celle de nos enfants, nous éprouvions quelque doute ;… d’un mot elle nous indiquait la voie à suivre, et cette voie jamais ne déviait de la ligne austère du devoir ; le devoir, ce seul mot contenait tous les enseignements de celle que nous pleurons. Élevé par elle, tu t’es montré son digne fils. Je m’efforcerai, à mon tour, d’être digne de toi ; ses dernières et saintes paroles seront mon Évangile et celui de nos enfants. Oh ! crois-moi, mon Edmond ! quel que soit le sort que l’avenir nous réserve, ainsi que l’a dit notre mère expirante : « Nous te bénirons, nous te glorifierons jusque dans tes souffrances et dans les nôtres, noble martyr du devoir qui a toujours été le guide de ta vie comme fils, comme père, comme époux, comme citoyen ! »

Oh ! Edmond ! le saint jour que celui où tu reviendras près de nous, non pas au prix de lâches concessions, ta conscience et la nôtre les repoussent, mais où tu nous reviendras au nom de ton droit ! Mon espérance sera réalisée, rien au monde ne saurait m’ôter cette foi dans la sévère justice de Dieu ! Je le sais, nous te reverrons brûlé par le soleil d’Afrique, amaigri par un labeur au-dessus de tes forces, éprouvé par les privations, par les misères de l’exil ; mais, nous te reverrons le front haut, le cœur fier, l’âme sereine, parce que jamais tu n’auras failli à l’honneur. Nous aussi, tu nous trouveras bien changés, pauvre ami ! Nos traits aussi, porteront l’empreinte de nos longs chagrins, de nos misères peut-être !… Nous aussi, nous aurons souffert, mais nous aussi nous serons fiers, depuis l’enfant jusqu’à la mère ! fiers d’avoir partagé avec toi ton glorieux martyre ! Alors, quels embrassements, mon Edmond ! Tous nos cœurs battront dans ton cœur ; toutes nos peines seront oubliées, toutes,… moins la mort de notre mère ; mais, son souvenir sacré nous sera toujours présent, mais toujours nous parlerons d’elle comme d’une amie absente et chérie ; car, la première âcreté de la douleur apaisée, on trouve un charme mélancolique à s’entretenir de ceux qui ne sont plus.

Courage donc ! mon Edmond, courage ! Ah ! sans la maladie de Juliette, je vivrais d’espérance,… et encore, il est tant de ressources de vitalité dans une enfant de cet âge !… Espérons !… Elle vivra, Edmond, elle vivra !…

J’ai interrompu ma lettre, je viens de recevoir un mot de cette pauvre femme qui a gardé chez elle les enfants de ton compagnon d’exil, M. Sylvain. Le plus jeune des enfants reste près de sa marraine ; les autres ont été conduits aujourd’hui au dépôt de mendicité d’Orléans… Pauvres créatures !… Je ne ferme pas ma lettre ce soir, et demain matin, si Juliette n’a pas passé une trop mauvaise nuit, j’irai voir ces enfants ; tu pourras ainsi donner de leurs nouvelles à leur père…

Bonsoir, mon ami ! Je suis fatiguée ; mais, je te le dis, je puise une grande force dans la gravité même des circonstances, et je trouve dans cette excellente Honorine un aide aussi utile que dévoué, je serai obligée de la garder quelque temps encore à mon service ; car, il faut jour et nuit veiller Juliette, et je craindrais de ne pouvoir toute seule lui donner les soins multipliés que son état exige.

Je viens d’aller jusqu’au lit de cette chère enfant ; sa peau est toujours brûlante et sèche comme ses lèvres jadis si vermeilles ; elle est assoupie ; s’il n’y a pas de mieux, il n’y a pas non plus de recrudescence de mal. C’est jeudi le huitième jour,… alors tout sera décidé… Encore trois jours d’angoisse ! Enfin, espérons !… espérons !…

Bonsoir, mon Edmond, à demain !

Juliette a été, cette nuit, tantôt plongée dans une somnolence profonde, tantôt très-agitée ; vers les trois heures du matin, je me suis levée pour remplacer Honorine et veiller notre fille ; elle a retrouvé une lueur de connaissance, car elle m’a serré faiblement la main en me disant : – Maman ! Depuis deux jours, c’est la première fois qu’elle m’a reconnue : ce doit être un heureux symptôme.

– Comment te trouves-tu, mon enfant ? – lui ai-je demandé. Elle m’a répondu par un long soupir ; j’ai craint de l’agiter en lui parlant davantage, et je me suis assise auprès de son lit.

À sept heures, le médecin est venu ; il m’a dit, comme toujours :

– L’état de l’enfant n’a pas empiré, mais il ne s’est pas amélioré ; jeudi, la crise se décidera.

Malgré l’obstination de mes espérances, cette réponse était loin de me tranquilliser. J’ai demandé au médecin s’il consentirait à appeler en consultation les deux autres meilleurs docteurs d’Orléans ; il n’a fait à cela aucune objection, seulement il a ajouté :

– Si vous ne reculiez pas, Madame, devant la dépense, je vous conseillerais plutôt, de faire venir de Paris M. Lefèvre, mon ancien professeur. Il est sans égal pour le traitement des maladies des enfants ; je lui écrirais ce matin même, et il pourrait être ici demain par le chemin de fer de midi ; mais, je dois vous prévenir qu’il ne se dérange jamais de Paris à moins de trois cents francs.

Ai-je besoin, mon ami, d’ajouter que je n’ai pas hésité un instant ; le médecin m’a promis que M. Lefèvre serait demain ici.

J’ai cru pouvoir, quoiqu’à regret, m’absenter pendant quelques moments, pour aller voir les enfants de M. Sylvain au dépôt de mendicité, me promettant, au retour, d’embrasser Albert à sa pension ; j’ai laissé Honorine près de Juliette, et je me suis rendue chez le directeur du dépôt. Lorsqu’il a su l’intérêt que je portais à ces deux malheureux orphelins, il les a fait venir. Je les ai trouvés moins abattus, moins effarés qu’ils ne l’étaient, il y a quelques jours, mais profondément tristes ; la sensibilité leur est tout à fait revenue ; Marie, surtout, a beaucoup pleuré. Je les ai consolés de mon mieux, en les assurant qu’aujourd’hui même je t’écrirais, et que leur père aurait ainsi de leurs nouvelles. Je leur ai laissé un peu d’argent, afin qu’ils puissent se procurer quelques petites douceurs. Au moment de quitter le dépôt, j’ai demandé au directeur si les enfants y resteraient. Il m’a répondu que non ; ils devaient, si quelqu’un de leurs parents ne les réclamait pas, être enfermés jusqu’à dix-huit ans dans une maison de correction destinée aux enfants vagabonds ou abandonnés.

– Une maison de correction ! – me suis-je écriée –, mais, Monsieur, ces orphelins sont innocents de toute mauvaise action !

– Il est vrai, Madame ; mais, on ne saurait les envoyer ailleurs, et là, du moins, ils trouveront un asile.

Tel est, mon ami, le sort réservé aux enfants de ton compagnon d’exil… En t’apprenant ceci, j’ai le cœur brisé ; mais, que faire ? mon Dieu ! que faire ?

Je suis allée ensuite à la pension d’Albert ; je l’ai embrassé avec un bonheur inexprimable : c’était pour moi un moment de repos délicieux, au milieu de mes angoisses. Le maître de pension est très-content d’Albert.

– Vois-tu, maman – m’a-t-il dit en me reconduisant –, je travaille de mon mieux, d’abord, parce qu’en travaillant cela m’étourdit sur mon chagrin d’avoir perdu ma grand’mère, et de ne plus être avec vous ; et puis comme, depuis le départ de papa, nous sommes devenus trop pauvres pour que je reste longtemps à la pension, j’apprends le plus que je peux, et de toutes mes forces.

Ce sont, mon ami, les paroles de ce cher enfant ; je l’ai rassuré sur le sort de Juliette, et je suis revenue à la maison. En passant dans la Grand-rue, j’ai rencontré ton ancien patron, M. Heurtier.

– Hé bien ! Madame – m’a-t-il dit d’un ton triomphant –, avais-je tort de répéter sans cesse à votre mari : « Ne vous mêlez pas de politique ! » Il ne m’a pas écouté ;… vous voyez ce qui lui arrive ?

– Monsieur – lui ai-je répondu –, pendant tout le temps que mon mari a tenu votre caisse, avez-vous été satisfait de lui ?

– Sans doute ! et, malheureusement, je ne pourrai jamais le remplacer – a-t-il repris d’un ton bourru –, c’était l’intelligence et la probité en personne ;… mais, il avait la rage de se mêler de politique.

– Monsieur, chacun agit selon sa conscience ; mon mari, après avoir rempli ses devoirs envers vous, a rempli d’autres devoirs qu’il regardait comme sacrés.

– Un devoir ! – s’est écrié M. Heurtier avec indignation –, un devoir ! s’insurger contre l’autorité ! Allez, Madame ! votre mari n’a que ce qu’il mérite ! Et je suis enchanté de cette occasion de vous déclarer, que je suis l’un des plus chauds partisans du nouveau gouvernement.

Que répondre à cela, mon ami ? Hausser les épaules et passer son chemin ; ainsi j’ai fait, et je suis revenue en hâte à la maison, inquiète de savoir comment se trouvait Juliette. Lorsque je suis rentrée, Honorine posait des sinapismes à cette pauvre enfant ; ses jambes sont tellement amaigries et endolories par le fréquent usage de ce topique, que nous ne savons plus en quelle partie le placer. Enfin, quoique Juliette se débattit, hélas ! bien doucement, elle est si affaiblie ! nous sommes parvenus à poser le sinapisme un peu au-dessous du genou ; elle a bientôt jeté quelques cris plaintifs ; ils me déchiraient et me rassuraient à la fois ; car, le médecin m’a souvent répété : que tant que les topiques agissaient, l’on pouvait conserver quelque espoir. En effet, après cette crise de douleurs aiguës, la torpeur somnolente de Juliette s’est un peu dissipée, sa tête s’est dégagée ; j’ai vu dans son regard qu’elle me reconnaissait ; mais, elle était si abattue, qu’elle a pu à peine me faire un léger signe de tête.

Il me faut, mon ami, fermer cette longue et triste lettre ; elle doit partir aujourd’hui, et voici bientôt midi, l’heure du courrier.

Allons, ami, courage, ne désespérons pas !… Nous avons, hélas ! perdu la meilleure des mères ; mais, il nous reste nos enfants… Ah ! si, du moins, j’étais près de toi pour amortir, par ma tendresse, le coup affreux que cette lettre va te porter… Edmond ! je t’en conjure, ne te laisse pas abattre !… songe à nous…

Adieu, pauvre ami,… je t’embrasse de toutes les forces de mon âme.

LOUISE.

P.