S. Demain, aussitôt après l’arrivée de M. Lefèvre, de Paris, je t’écrirai le résultat de la consultation.

* * *

Décembre 1851

Il est onze heures trois quarts ; la poste part à midi… Un mot seulement, mais un mot rassurant, mais un mot d’espoir ! Mon Edmond, la consultation a eu lieu ce matin. M. Lefèvre, le célèbre médecin de Paris sort d’ici ; voilà ce qu’il vient de me dire en me quittant :

« Ayez bon espoir, Madame, votre enfant a été parfaitement soignée ; j’ai tout lieu de croire que les nouvelles prescriptions que nous venons d’adopter, hâteront la crise décisive, et que cette crise sera favorable. »

Mon ami, je n’ai que le temps de fermer cette lettre, de t’embrasser et de te dire du plus profond de mon cœur de mère :… Espérons ! espérons !

À toi,

LOUISE

* * *

La correspondance de Louise et de son mari continua ; Juliette guérit de la fièvre typhoïde qui avait mis ses jours en danger ; une longue convalescence suivit sa maladie ; convalescence exigeant une foule de soins délicats et dispendieux, du point de vue de la modicité des ressources de la famille du transporté.

Il est dans les plus cruels chagrins de la vie, certaines questions matérielles oubliées au milieu de l’étourdissement de la douleur, mais dont l’importance n’est pas moins redoutable. Ainsi, que l’on songe aux frais de la maladie et de la mort de la mère d’Edmond ? Que de tristes mais impérieuses dépenses ! Les funérailles, les habits de deuil pour Louise, pour ses enfants et pour sa servante, qui, passagèrement revenue au service de la famille, méritait, en raison de son dévouement, de porter le deuil de sa maîtresse. Que l’on songe aux frais de la maladie de Juliette, aux innombrables visites des médecins, dont l’une (celle du docteur de Paris) avait coûté à elle seule trois cents francs ! Que l’on songe aux frais de la pension d’Albert, où il dut rester près de deux mois. Que l’on songe aux frais de gages et de la nourriture d’Honorine, que Louise fut obligée de garder jusqu’à la complète guérison de sa fille ; car, malgré son courage, malgré sa tendresse passionnée pour ses enfants, malgré l’énergie presque surhumaine qu’elle puisait, comme elle le disait, dans la gravité même des circonstances ; cette vaillante femme, après tant de secousses, tant de souffrances morales, un jour se sentit à bout de forces, et, vers la fin de la convalescence de sa fille, Louise, subissant la réaction tardive de tant de fatigues, de tant de chagrins héroïquement combattus, tomba malade. Sa maladie, toute d’épuisement, ne dura que quelques semaines ; mais, il lui fallut conserver à son service Honorine, et laisser encore à son pensionnat Albert, dont elle ne pouvait, étant alitée, s’occuper. Elle voyait ainsi avec frayeur ses dernières ressources, déjà réduites presque des trois quarts par les dépenses dont nous avons parlé, diminuer encore chaque jour. Autant elle avait été prodigue des visites du médecin, lorsqu’il s’agissait de Juliette, autant de ces soins elle se montrait avare pour elle-même ; car, une visite représentait le pain de la famille pendant deux jours.

Louise, alarmée sur l’avenir de ses enfants, exprimait de vives et constantes inquiétudes, au sujet de son mari qu’elle adorait. Edmond Morand, habitué aux paisibles travaux du cabinet, et à ces soins empressés, à ces douces prévenances dont est entouré par les siens un père de famille bien aimé ; Edmond Morand, peu robuste, et nullement apte au rude labeur de la terre, était cependant voué à ce labeur sous un ciel torride et dans les conditions les plus néfastes : son courage, sa dignité, sa conscience du devoir accompli, soutenaient seuls cet homme du devoir. Jamais la moindre défaillance, jamais la moindre plainte, ne se trahissaient dans ses lettres, remplies d’élévation et de sérénité en ce qui le touchait. Son unique préoccupation était le sort de sa famille ; il avait appris la nouvelle de la mort de sa mère avec résignation et fermeté ; mais, si valeureusement qu’il l’eût reçu, ce coup affreux eut des conséquences funestes : le chagrin, joint à la fatigue et à l’insalubrité du climat, mit la vie d’Edmond en péril. Sylvain Poirier lui donna les preuves d’un dévouement fraternel ; la conformité du malheur rapprochait étroitement ces deux proscrits, séparés des chers objets de leur affection.

Lorsque Edmond Morand fut porté à l’hôpital, Sylvain l’y rejoignit bientôt. Le robuste journalier, rompu à la fatigue et aux travaux des champs, vit bientôt ses forces s’épuiser peu à peu, sous l’influence de cette maladie sourde et terrible : la nostalgie, qui abat les plus vigoureuses natures et les caractères le plus fermement trempés. Lorsqu’il fut instruit de la condamnation du père Poirier et de la fin déplorable de Jeanne, qui laissait Pierre, Marie et Dominique orphelins, le dernier recueilli par charité chez sa marraine, tandis que les deux autres étaient renfermés dans une maison de correction, Sylvain, accablé déjà par la nostalgie, dit simplement à Edmond :

– Il n’y a pas d’évasion possible ; je ne peux pas espérer d’aller rejoindre mes enfants : c’est donc fini pour moi, Monsieur Morand ; je suis frappé au cœur,… j’en mourrai.

En effet, il en perdit complètement le sommeil et l’appétit. Une fièvre lente mina cet homme jadis si robuste ; on le conduisit à l’hôpital, où il retrouva son compagnon d’exil. Sylvain passait ses nuits et ses jours, couché à plat ventre sur son lit, le visage collé à son traversin pour ne pas voir la lumière ; si parfois il se levait, s’il parlait, c’était pour encourager Edmond et pour lui rendre quelques soins fraternels, puis il retombait dans la sombre taciturnité de son désespoir. Il avait espéré revoir Petit-Jean en Afrique ; mais, il apprit que le colporteur avait été transporté à Cayenne, où, du reste, débile et chétif, Petit-Jean mourut, comme tant d’autres prisonniers, rapidement emporté par l’une de ces fièvres endémiques, si fréquentes dans ces régions tropicales.

Lorsque Edmond Morand, en proie à des douleurs aiguës, se vit hors d’état de correspondre avec sa femme, il pria Sylvain d’écrire à Louise avec ménagement et de la rassurer. Cette lettre arriva en France, vers la fin de la convalescence de Juliette ; et lorsque Louise fut forcée de s’aliter, on conçoit ses angoisses, ses alarmes, en apprenant la maladie de son mari, angoisses et alarmes rendues plus poignantes encore par l’incertitude et par l’impossibilité de recevoir de fréquentes nouvelles d’un pays éloigné.

Enfin, vint le jour où Edmond, convalescent, écrivit à Louise ; il était complètement rétabli, mais il annonçait à sa femme, avec un vif chagrin, la mort de Sylvain Poirier. Ses derniers mots à son compagnon d’exil avaient été ceux-ci :

– Si vous retournez jamais en France, Monsieur Morand, je vous recommande mes pauvres enfants… Je ne vous parle pas de mon père, je prévois son sort ; traîné, à son âge, aux galères, il sera mort avant d’y arriver… Si je ne laissais pas de famille, je ne regretterais pas de mourir. Je ne verrai pas la ruine de la République, seul héritage que je pouvais laisser à mes enfants !

Louise apprit ainsi à la fois le rétablissement de la santé de son mari et la mort de Sylvain ; elle en fit part au directeur de la prison où étaient renfermés Pierre et Marie, et écrivit une lettre touchante à ces orphelins, afin de les instruire de la mort de leur père, et de les assurer, du moins, qu’ils n’étaient point complètement abandonnés, et qu’un cœur ami s’intéressait à eux.

Ce fut pour Louise un grand bonheur que de savoir Edmond hors de danger ; mais, ce bonheur fut troublé par de désolantes réflexions.

La femme du transporté envisageait avec effroi la réalité de sa situation pécuniaire.

Juliette se trouvait en pleine convalescence ; Albert pourrait sortir de son pensionnat ; il fallait régler les dernières dépenses, occasionnées par les maladies, par le séjour d’Albert à sa pension, et enfin il fallait solder à Honorine près de trois mois de gages ! Le peu d’argent qui restait à Louise ne pouvant suffire à ces différents paiements, elle dut vendre ses couverts d’argent, conservés par elle comme suprême ressource, et, de plus, quoique cela lui parût presqu’une profanation, vendre aussi le mobilier de la chambre de la mère d’Edmond.

Ces dettes acquittées, il restait à la femme du transporté, environ cent cinquante francs et quelques meubles garnissant sa chambre. Cette modique somme pouvait à peine suffire à l’existence de la famille, pendant trois mois, et encore elle devait se résigner à vivre avec une économie voisine de la misère. Il en fut ainsi : Louise blanchissait elle-même son linge et celui de ses enfants ; on mangeait du pain, quelque peu de charcuterie, et l’on buvait de l’eau ; on se passait presque complètement de chauffage et d’éclairage, quoique la température fût encore froide et les jours très-courts. Au lieu de veiller, comme autrefois, doucement occupée au travail ou à la lecture, au coin du feu, à la clarté d’une lampe, la famille du transporté se couchait à la tombée du jour : au moins, elle ne souffrait pas du froid.

Louise, rassurée sur la santé de son mari et sur celle de ses enfants, eût courageusement supporté ces privations nouvelles pour elle, si chaque jour l’avenir ne s’était montré de plus en plus menaçant. Elle voyait s’approcher le moment où, son dernier matelas vendu, son dernier sou dépensé, elle tomberait, ses enfants et elle, dans une détresse affreuse.

En ces détresses, la condition d’une femme, d’une mère de famille… est horrible, désespérée ! Un homme, bien que, malgré son courage et son bon vouloir, le travail lui manque parfois ; un homme trouve, du moins, une ressource dans sa condition physique, dans sa force : il peut porter des pierres comme manœuvre, porter des fardeaux comme chargeur ou commissionnaire ; mais, une femme ! une femme surtout habituée à l’aisance, une femme mère de deux enfants, quelles sont ses ressources en ces extrémités ?… Elle n’en a aucune,… ou plutôt, si elle est belle et jeune, elle a une ressource unique et abominable… Ah ! on ne sait pas combien de femmes, longtemps irréprochables, mais un jour abandonnées par leur mari, ou réduites à la misère par le veuvage, sont, hélas ! placées dans cette effroyable extrémité : de voir leurs enfants mourir de froid et de faim, ou de les voir vivre au prix de la honte maternelle !… et ces femmes, terrible héroïsme ! choisissent la honte ! !

Quoique Louise fût encore jeune et belle, cette odieuse pensée ne vint pas à son esprit ; mais, en songeant qu’avant un mois son dernier sou serait dépensé, et qu’il faudrait pourtant pourvoir à l’existence de ses deux enfants âgés, l’un de douze ans, l’autre de quatorze, elle se demanda : – Que faire ?

S’occuper lucrativement, elle et sa fille, à des travaux de couture ? Il fallait renoncer à cette espérance : la lingère à qui Louise s’était adressée, afin de juger à l’œuvre la mère et la fille, leur avait donné une chemise fine à confectionner ; leur inexpérience de ce genre de travail qui demande une certaine habileté pratique, se révéla bientôt. Certes, avec du temps et de la patience, elles auraient pu réussir dans ces ouvrages ; mais, le besoin pressait, et la lingère ne pouvait leur confier des chemises à coudre, en manière d’apprentissage.

Cette espérance trompée, Louise s’abandonna aux projets les plus bizarres.

– Au temps de mon bonheur – pensait-elle –, j’avais, disait-on, une jolie voix ; eh bien ! je sortirai le soir, j’envelopperai ma tête d’un voile, et, me plaçant dans le renfoncement de quelque porte obscure, je chanterai, comme tant d’autres infortunées, pour implorer une aumône de la charité des passants…

– Mais, que gagnerai-je à cela ?… Quelques sous à peine…

Tantôt, elle songeait à donner des leçons de musique ; mais, elle ne s’abusait pas, elle chantait agréablement en s’accompagnant au piano, et il y avait dans la ville, grand nombre de maîtresses de musique douées d’un véritable talent, dont la clientèle était depuis longtemps formée.

Aucun raisonnable espoir ne restait donc de ce côté.

Tantôt, se souvenant du courage, de la sollicitude avec laquelle elle avait soigné la mère de son mari et sa fille durant leur maladie, Louise se disait :

– Je pourrais peut-être gagner mon pain et celui de mes enfants en gardant des malades… Notre médecin m’a vue à l’œuvre, il répondrait de moi, et me procurerait peut-être quelques clientes…

Mais, ce triste métier était subordonné à tant d’éventualités, qu’elle renonçait bientôt à cette espérance.

Tantôt, elle voulait se faire servante, et souvent ce projet lui revint à l’esprit ; n’avait-elle pas été pour la mère de son mari une servante ? la plus tendre, la plus prévenante ! la plus dévouée des servantes ? Puis, en sa qualité d’excellente ménagère, elle connaissait à merveille tous les détails du service et même de la cuisine. Ne se plaisait-elle pas, au temps de son bonheur, à préparer elle-même certains mets de prédilection de la famille ? L’espèce de préjugé dégradant, assez généralement et très-faussement attaché aux fonctions domestiques, touchait peu Louise ; ce qu’elle voulait avant tout, c’était assurer l’existence de ses enfants.

Mais, en admettant qu’elle pût parvenir à se placer, ses gages, toujours si modiques en province, ne suffiraient pas à assurer l’existence de Juliette et d’Albert ; et puis, enfin, ne pouvant, dans sa condition de servante, les garder près d’elle, où les placerait-elle ?…

Ainsi, dans sa position désespérée, la femme du transporté, à chaque élan de son esprit et de son cœur vers une solution possible et honorable, se heurtait à une impossibilité ; l’avenir inexorable se dressait menaçant devant elle. S’adresser à des amis ? Elle n’avait plus d’amis, ils étaient tous proscrits ; et puis, n’eussent-ils pas été en exil, que leur demander ? de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants ? Une telle demande était insensée.

Un moment aussi, Louise voulut s’adresser à M. Heurtier, l’ancien patron d’Edmond ; peu soucieuse, d’ailleurs, des humiliations d’une supplique, car il s’agissait de ses enfants ; mais, elle était certaine d’éprouver un refus, se souvenant de sa rencontre avec le négociant ; et lui eût-il même accordé un léger secours, ce secours n’aurait que prolongé de quelques semaines, une agonie qui devait aboutir à une misère désespérée.

Ces angoisses, ces déchirements de cœur, Louise les avait tous cachés à son mari, quoique celui-ci, grâce à sa pratique des affaires pécuniaires, eût dès longtemps pressenti la détresse de sa famille, en calculant les dépenses nécessitées par les maladies de sa femme et de sa fille et par les funérailles de sa mère. Mais, Louise le rassurait ; elle avait trouvé, disait-elle, quelques travaux de couture assez lucratifs. Enfin, vint le jour où la femme du transporté, lui écrivit ceci :

Avril 1852

Mon Edmond, il faut me pardonner ! Pour la première fois de ma vie et dans la crainte d’augmenter ton chagrin, je te trompais.