Tes prévisions étaient justes ; les malheureux événements qui nous ont frappés coup sur coup ont épuisé nos modiques ressources ; il m’a été impossible de trouver pour ma fille et pour moi aucun travail de couture ; et, après avoir vécu de dures privations, le moment approche où je serai forcée de vendre les quelques meubles qui nous restent, afin de ne pas mourir de faim…
Mon ami, je vois d’ici couler tes larmes,… je devine tes angoisses ! rassure-toi !… rassure-toi ! ce moment d’effroi, j’ai eu la méchanceté de te le causer, pour te rendre plus doux encore ton ressentiment de bonheur, lorsque tu vas apprendre que nous sommes tous trois sauvés, oui, sauvés ! Sais-tu par qui ! Par un ange, et cet ange… est ton fils, notre Albert ; car, c’est à lui que revient la première pensée de notre salut !
Et maintenant, mon ami, essuie tes larmes, et continue de lire cette lettre ; en la lisant, ton cœur sera ravi, comme l’est le mien en l’écrivant.
Avant-hier soir, les enfants et moi, après avoir dîné avec un peu de pain et de lait froid, car depuis longtemps nous ne faisons plus de feu, faute de bois, nous nous étions couchés à la tombée du jour, afin d’épargner l’éclairage.
Juliette et Albert ne s’abusaient pas sur notre position, ils la savaient désespérée, ils voyaient comme moi, s’avancer à grands pas la misère ; mais, je te le jure, sur mon amour pour toi et pour nos enfants, mon Edmond, jamais, oh ! jamais, la moindre plainte n’est sortie de leurs lèvres. Les dernières et saintes paroles de notre mère ont été notre Évangile ; oui, jusqu’à la fin, nous t’avons glorifié dans nos souffrances, pauvre et noble martyr du devoir ! Oui, nous étions fiers, nous aussi, de souffrir pour la cause sacrée du juste et du bien.
Avant-hier soir, moi et les enfants, nous nous étions donc couchés à la tombée de la nuit ; soudain Albert, qui, depuis quelques instants, gardait le silence, me dit :
– Mais, mon Dieu ! maman, je pense à une chose…
– À quoi, mon enfant ?
– Lorsque nous sommes allés avec toi porter les couverts d’argent chez la bijoutière, te souviens-tu d’avoir vu une petite fille de l’âge de Juliette, que la bijoutière grondait pendant que nous étions là, en lui disant : « Si tu me mécontentes encore, je ne te garderai pas chez moi. »
– Je me souviens de cela, mon enfant ; cette petite fille était, m’a dit la bijoutière, son apprentie…
– Eh bien ! maman, pourquoi donc Juliette et moi ne serions-nous pas apprentis dans quelque métier ? Je ne suis plus un enfant ; j’ai plus de douze ans… Et puis, tu sais ? quand notre bon père voulait me donner un joujou, à sa fête ou pour mes étrennes, je lui demandais toujours de petits outils de menuisier. Aussi, je t’assure que cela m’amuserait beaucoup d’être apprenti menuisier. Bien vrai ! bien vrai ! sans compter qu’ainsi je ne te coûterais peut-être plus rien… maintenant que nous sommes si pauvres…
– Mon Dieu ! maman, Albert a raison ! – s’écria Juliette –. Si l’on voulait nous prendre comme apprentis quelque part, tu n’aurais plus rien à dépenser pour nous – Puis, elle ajouta avec un soupir – : Cela nous éloignera de toi, il est vrai…
– Mais, ma sœur, si nous étions, comme tant d’autres enfants, internes dans un pensionnat, ainsi que je l’ai été pendant ces derniers mois ! – reprit Albert –, est-ce que nous ne serions pas aussi séparés de maman ?
Puis, les deux enfants auxquels je ne répondais pas, étonnés de mon silence, ajoutèrent :
– Mère ! mère ! tu ne nous dis rien… Est-ce que tu es fâchée ?…
Oh ! mon Edmond ! mon cœur se fondait en larmes, en larmes délicieuses… Dis, mon ami : cette pensée venue à l’esprit de nos enfants, cette pensée remplie de raison, de dévouement, de courage, d’amour du travail, n’est-elle pas la plus douce récompense des enseignements, des exemples que nous leur avons donnés ? Leur bon cœur, leur tendresse, trouvaient la solution des difficultés redoutables qui m’épouvantaient depuis longtemps !
– Mon Albert !… ma Juliette ! – m’écriai-je –, venez m’embrasser, mes enfants,… Venez,… vous nous sauvez !
Ils accoururent dans l’ombre, et se jetèrent à mon cou. Avec quelle ivresse je pressai contre moi leurs chères petites têtes adorées ! Ils se mirent à pleurer en m’entendant, en me sentant pleurer, car mon visage touchait aux leurs ; mais, quelles douces larmes !
Cette première émotion passée, nous tenant dans mon lit tous les trois embrassés, nous avons causé de nos projets. La pensée d’Albert, si bien comprise et acceptée par sa sœur, était pour moi un trait de lumière. Nos enfants casés, il faudrait bien que je trouvasse à me placer moi-même, fût-ce comme servante ; cette idée m’était souvent venue, mais je m’étais toujours dit : « Et nos enfants ? que deviendront-ils loin de moi ? tandis que s’ils étaient employés comme apprentis, la difficulté s’aplanissait. »
Une fois mon esprit ouvert par l’heureuse inspiration d’Albert, son désir me parut très-réalisable. Ce cher enfant aimait beaucoup, tu t’en souviens, a clouer, à raboter, à ajuster des bouts de planches, sur le petit établi, jouet que nous lui avions donné au jour de l’an ; il possédait quelques notions de dessin, elles devaient lui être utiles dans l’apprentissage d’un métier, dont le perfectionnement exige les connaissances du dessin linéaire. Je me souviens de M. Moulin, l’ébéniste, qui plusieurs fois nous avait fourni des meubles ; c’était un digne et honnête artisan ; et sa femme, qui, d’habitude, venait toucher à la maison le prix des mémoires, m’a paru être une excellente personne. Je me suis rappelé une preuve de délicatesse de sa part. En soldant un de ses comptes, je lui donnai un jour dix francs de trop ; deux heures après, elle me rapportait ces dix francs. La probité est presque toujours le symptôme d’un bon cœur, et notre enfant serait dignement placé dans cette honorable famille d’ouvriers.
– Nous tâcherons de faire entrer Albert comme apprenti chez l’ébéniste – disions-nous –. Voici donc Albert placé… (Nous désirions si vivement l’exécution de ce projet, que nous ne doutions pas de sa réussite).
Quant à Juliette, notre espérance devenait presqu’une certitude. La bijoutière à qui j’avais vendu notre argenterie est veuve, et, ainsi qu’Albert nous le rappelait, elle avait, devant nous, menacé sa jeune apprentie de ne pas la conserver si elle ne la contentait pas davantage ; peut-être cette place serait-elle devenue vacante ? Tu comprends, mon ami, l’ardeur de nos vœux à ce sujet. Quelle occasion inespérée ! Pouvoir caser Juliette chez une femme veuve. Puis, l’apprentissage de la bijouterie ne devait pas être pénible ; Albert se souvenait que la petite fille grondée par sa patronne brunissait des couverts.
– Voilà donc pour Juliette, – disions-nous.
Nous ignorions les conditions d’apprentissage des enfants ; mais, en admettant que l’on fût obligé de payer pour eux une modique pension durant la première année de leurs travaux, j’espérais pouvoir subvenir à cette dépense, et pouvoir solder, au moins, un semestre d’avance ; car, il nous restait encore le mobilier de notre chambre, une assez grande quantité de linge de lit et de table : la vente de ces derniers objets suffirait, sans doute, aux frais de l’apprentissage.
Je ne saurais t’exprimer, mon ami, la joie de ces chères créatures, en songeant que peut-être, elles pourraient ne m’être presque plus à charge, et commencer à gagner leur vie. Leurs petites têtes s’échauffaient tellement dans l’entraînement de nos espérances, qu’il me fallut impérieusement exiger (en accompagnant cet ordre des plus tendres baisers que je leur aie jamais donnés !) ; qu’il me fallut impérieusement exiger qu’Albert et Juliette regagnassent chacun leur lit.
Hier matin, au point du jour, je me suis habillée pour me rendre d’abord chez M. Moulin, l’ébéniste ; je lui ai, en deux mots, exposé notre pénible situation, et mon désir de placer Albert apprenti chez lui ; répondant de l’intelligence, du zèle et de la docilité de ce cher enfant. Ma déconvenue a, d’abord, été cruelle ; M. Moulin employait deux ou trois ouvriers, ce nombre lui suffisait, et il pouvait se passer de l’aide d’un apprenti, qu’il ne saurait, d’ailleurs, où loger. Heureusement pour nous, Mme Moulin est intervenue, et lorsqu’elle a su ce dont il s’agissait ; qu’en un mot, la nécessité m’obligeait de mettre mon fils en apprentissage, les larmes lui sont venues aux yeux, et elle a fait à son mari celle observation, qui, tu le penses, m’a paru des plus sensées :
– Mais, mon ami – a-t-elle dit –, rappelle-toi donc que tu te plains souvent de ce qu’il y a ici beaucoup de petits travaux, dont un apprenti pourrait se charger, et que nos ouvriers, obligés de s’en occuper à sa place, perdent ainsi un temps qu’ils pourraient mieux employer.
– C’est vrai – répondit M. Moulin –, à la rigueur, un apprenti ne serait pas de trop chez nous ; mais, tu sais bien que nous n’avons pas de quoi le loger.
– Mais si ! – répondit Mme Moulin, après quelques moments de réflexion –. Est-ce que nous n’avons pas le cabinet où tu mets sécher tes bois de placage ? Il est bien aéré, il y a un poêle ; et, en rangeant tes bois, au lieu de les laisser éparpillés, on trouvera facilement dans ce cabinet la place d’un lit, d’une chaise et d’une commode.
– Tu as raison – reprit l’ébéniste –, je ne songeais pas à cela.
– Le petit garçon de Mme Morand sera très-bien là – ajouta la femme de l’ébéniste –, car j’y logerais mon fils, si j’en avais un – Et, s’adressant à moi –, vous pouvez croire, Madame, que votre enfant sera soigné ici comme l’enfant de la maison.
– Et le prix de la pension d’apprentissage ? – demandai-je à cette brave femme.
– On donne généralement, Madame, cent à cent vingt francs pour la première année, dont on paie six mois d’avance, répondit M. Moulin –. Et si l’apprenti est intelligent, au bout d’une année son travail le défraie ; mais, il est entendu qu’il est seulement nourri, logé et blanchi ; son entretien reste à la charge de ses parents.
– Ainsi, moyennant cent vingt francs – lui dis-je –, vous vous chargeriez de mon fils pendant une année ?
– Oui, Madame, et de bon cœur – me répondit Mme Moulin –. Vous êtes dans la peine, vous faites un grand sacrifice en vous séparant de votre enfant ; nous tâcherons que ni vous, ni lui, n’en soyez fâchés.
– Et j’espère et je suis certaine que vous aimerez mon Albert, comme vous aimeriez votre fils, – ai-je répondu.
Nos conventions ainsi arrêtées, j’ai désiré voir le cabinet où coucherait Albert. Hélas ! mon ami, il faut oublier la jolie chambre de nos enfants au temps de notre bonheur ! rien ne ressemble moins à cette chambre, que le cabinet que j’ai visité ; mais, du moins, ce logement offre toutes les conditions de salubrité désirables ; les murailles sont, il est vrai, nues et sans papier, mais une grande fenêtre éclaire cette pièce, chauffée en hiver par le poêle qui sert au séchage des bois. Je te le répète, ce logement est sain et bien aéré ; du reste, j’ai remarqué d’un coup d’œil, que tout, dans la demeure de Mme Moulin, est d’une excessive propreté ; j’ai partout reconnu la présence d’une ménagère soigneuse et ordonnée. Ainsi, crois-moi, mon Edmond, ce cher enfant sera chez ces excellentes gens aussi bien que peut l’être un apprenti, puisqu’il accepte résolument cette condition.
En sortant de chez l’ébéniste, je me rendais chez la bijoutière, lorsque j’ai, par hasard, rencontré Mme Dubreul, notre lingère.
Il est, mon ami, un Dieu pour les mères !
– Justement, j’allais chez vous, ma bonne Mme Morand – me dit Mme Dubreul –. Vous savez que ce n’est pas faute de bonne volonté, si je n’ai pu vous occuper, vous et votre demoiselle ; mais, j’ai à vous proposer quelque chose qui pourra peut-être vous convenir, si vous n’êtes pas trop fière ?
– J’ai besoin de gagner ma vie – lui ai-je répondu –, c’est tout vous dire. De quoi s’agit-il ?
– Mme Charpentier, ma cousine, tient, vous le savez, un commerce de nouveautés – me dit notre lingère – ; son mari est voyageur dans la même partie. Elle a congédié dernièrement sa demoiselle de boutique ; la place est vacante ; on est nourrie, logée, blanchie, et les appointements sont de trois cents francs. Voilà le beau côté de l’affaire.
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