Jeanne, pour se donner une contenance, s’occupe de remettre en ordre le lit bouleversé par le brigadier, qui achève ses investigations.

LE BRIGADIER, à Jeanne.

Vous êtes la femme de Sylvain Poirier ?

JEANNE.

Oui.

LE BRIGADIER, tirant de sa poche un portefeuille où il prend un papier.

Écoutez bien la lecture de ce procès-verbal. (Il lit). « Ce jourd’hui, trois décembre,  mil huit cent cinquante-un, à huit heures du matin. Le nommé Sylvain Poirier, à la tête d’une bande de pillards et d’assassins, armés, les uns de fusils, les autres de fourches et de bâtons, s’est présenté à la grille du pont d’Orléans, gardée par la troupe de ligne. – Qui vive ? a crié le factionnaire. – Républicains, défenseurs de la constitution ! a répondu un nommé Petit-Jean, aussi armé d’un fusil, et il a ajouté : Soldats, nos frères, joignez-vous à nous pour la défense de la loi. – À ces dégoutantes invectives, l’officier du poste a répondu intrépidement à ces pillards : Bas les armes, tas de brigands, ou je fais feu. – Au nom de la loi ! soldats nos frères, a repris Sylvain Poirier, ouvrez vos rangs, refusez d’obéir à vos chefs, ils sont complices du coup d’état ! Vous ne devez obéir qu’à la constitution ! Joue, feu ! a répondu l’officier à ces pillards, à ces nouveaux jacques, à ces partageux ; la troupe a été admirable d’élan ; elle a tiré sur ce ramassis d’assassins, de pillards et d’incendiaires, qui avaient violé les femmes tout le long de la route, et insulté les églises, en forçant les curés à leur verser à boire dans les calices, sous peine de mort. Neuf des insurgés sont tombés roides morts, sept autres blessés mortellement sont restés prisonniers ; les autres pillards assassins ont eu la férocité de riposter sur la troupe ; deux soldats ont été blessés, et, après un engagement très-vif à la baïonnette, où la troupe a été admirable d’énergie et de vigueur, les insurgés ont lâchement pris la fuite ; on n’avait pas malheureusement de cavalerie pour les poursuivre. Le nommé Sylvain Poirier, depuis longtemps signalé pour ses opinions démagogiques, et armé d’un fusil de chasse à deux coups, a été remarqué comme l’un des plus acharnés de ces pillards, ainsi qu’un nommé Petit-Jean, colporteur de son métier ; on n’a pu saisir ces deux redoutables assassins, mais l’on a tout lieu d’espérer qu’ils sont gravement blessés, et qu’ils ne peuvent tarder de tomber entre les mains de l’autorité. » (Le brigadier, après avoir lu) : – Femme Sylvain Poirier, vous avez entendu ?

JEANNE, prenant des écuelles au buffet.

Tout ça ne me regarde pas ; je ne sais pas seulement ce que vous voulez dire !

LE BRIGADIER.

Je veux dire que Sylvain est revenu ici blessé. En voilà les preuves (montrant tour à tour les linges ensanglantés et la couverture du lit tachée de sang). Vous savez où est caché votre mari…

JEANNE, haussant les épaules.

Puisqu’on vous dit qu’il est aux champs !

LE BRIGADIER.

Vous vous moquez du monde ! un homme grièvement blessé ne va pas aux champs ; répondez : Où est Sylvain ?

JEANNE.

D’abord, je ne le sais pas, et puis vous croyez que si je le savais, je vous le dirais !… Laissez-moi donc tranquille… Tenez,… vous me faites rire ! (Elle continue de remettre en ordre les meubles dérangés par le brigadier).

LE BRIGADIER.

Très-bien. (Il va ouvrir la porte où est entré un gendarme, et lui dit) : Amenez les enfants.

LA VOIX DU GENDARME, avec un léger accent d’intérêt.

Ils dorment, brigadier.

LE BRIGADIER, durement.

Allons, pas de réplique… Éveillez-les,… et amenez-les.

LE PÈRE POIRIER, bas à Jeanne avec épouvante.

Il va les interroger ;… ils diront tout !

JEANNE, bas.

Je réponds d’eux.

Le gendarme amène Pierre, Marie et le petit Dominique, qui, encore appesanti par le sommeil, se frotte les yeux. Jeanne court à lui, le prend dans ses bras, et jette un regard d’intelligence aux deux autres enfants ; ils comprennent la pensée de leur mère, et lui répondent par un signe de tête inaperçu du brigadier.

LE BRIGADIER, à Pierre et à Marie.

Approchez.

UN GENDARME, à part.

Forcer des enfants à dénoncer leur père,… quel f… métier nous faisons-là !

LE BRIGADIER, à Pierre et à Marie.

Votre père est caché quelque part, vous savez où il est ?

MARIE.

Nous ne savons pas.

PIERRE.

Non, nous ne savons pas.

LE BRIGADIER, avec bonhomie.

Voyons, n’ayez pas peur, mes petits amis ; que diable ! nous ne voulons pas lui faire du mal à votre papa.

PIERRE, avec hésitation.

Bien vrai ?…

MARIE, tirant son frère par la manche de sa blouse.

Tais-toi donc ! (Au brigadier) : Nous ne savons pas où est papa.

PIERRE.

Mon Dieu, non !

LE BRIGADIER, d’une voix menaçante.

Vous êtes des menteurs ! ! et si vous ne dites pas où est votre père,… je vas emmener votre mère en prison(5).

PIERRE ET MARIE, effrayés, joignent les mains et s’écrient en sanglotant.

Grâce… pour maman ;… grâce ! !

JEANNE, avec angoisse et tenant Dominique dans ses bras.

Mes enfants ! quand on devrait m’emmener en prison, répondez toujours de même.

LE BRIGADIER, à Jeanne.

Alors je vous emmène… Il faudra bien que vous parliez… Allons, marchons !

À ces mots, Pierre et Marie, de plus en plus effrayés, courent à leur mère et l’enlacent de leurs bras. Le père Poirier se lève, et, tout courbé, s’avance vers le brigadier en disant : – Il n’y a ici qu’une personne qui sache où est mon fils,… et cette personne-là… c’est moi…

LE BRIGADIER.

Eh bien ! où est-il ?

LE PÈRE POIRIER.

Vous me couperiez en morceaux, voyez-vous,… que je ne vous le dirais point. Ainsi, emmenez-moi en prison si vous voulez,… mais laissez Jeanne avec ses enfants. Elle ne sait rien de rien de la cachette de son mari.

LE BRIGADIER.

Vous êtes un vieux finaud et moi aussi. Jeanne) : En route…

JEANNE.

Moi… (haussant les épaules) je vais laisser mes enfants à l’abandon, n’est-ce pas ? Est-ce que vous êtes fou ?

LE BRIGADIER, avec emportement.

Mille tonnerres ! Si vous ne voulez pas marcher de bonne volonté, je vous fais mettre les menottes et attacher à la queue d’un cheval.

LE PÈRE POIRIER, avec indignation.

Est-il possible ! ! ! Mais regardez-la donc… Mon Dieu ! ! Elle est enceinte… elle doit accoucher dans deux mois… vous n’aurez pas le cœur de l’emmener en prison !

LE BRIGADIER, frappant du pied.

Alors qu’elle dise où est son mari,… sinon les menottes, et en route…

JEANNE, calmant du geste et du regard les gémissements de ses enfants, en s’adressant au brigadier.

Tenez… je suis sûre qu’au fond vous n’êtes pas si méchant que vous en avez l’air… Vous êtes peut-être marié ?… Eh bien ! voyons, soyez juste… Si votre femme était à ma place,… et qu’on lui dit de vous livrer,… est-ce qu’elle n’aurait pas raison de tâcher de vous sauver ?

LE BRIGADIER, avec impatience.

Il ne s’agit pas de tout ça ; j’ai l’ordre d’arrêter Sylvain, et…

JEANNE.

À la bonne heure. Mais vous n’avez pas l’ordre de m’arrêter… moi ? vous n’aurez pas cette méchanceté-là ? Je ne me mêle pas de politique ; je vis dans mon ménage, j’élève mes enfants, je prends soin du vieux grand-père ; qu’est-ce que vous voulez qu’ils deviennent tous, si vous m’emmenez ?… Mon petit dernier n’a que trois ans et demi ; tenez… (le montrant au brigadier, les yeux humides de larmes et espérant attendrir le soldat), regardez, n’est-ce pas qu’il a l’air bien chétif ?… il a si grand besoin de moi ! Si vous saviez, il faut toujours être autour de lui… Figurez-vous que la nuit… il ne veut guère dormir que dans mes bras, et puis, c’est un peu d’eau sucrée qu’il faut lui donner,… ou bien un petit morceau de guimauve pour ses dents, sans compter qu’il a la mauvaise habitude de toujours jouer avec le feu,… et un malheur est si vite arrivé ! On ne peut pas le laisser seul un instant… Enfin ça n’en finit pas ; aussi, comment voulez-vous que j’abandonne un enfant de cet âge-là ! Soyez donc raisonnable !

LE BRIGADIER, affectant de nouveau un air de bonhomie.

Mais, c’est vous, ma brave femme, qui n’êtes pas du tout raisonnable… J’ai des ordres, je les exécute, c’est ma consigne. (Faisant un signe de tête au petit Dominique, qui lui sourit) : C’est qu’il est gentil tout plein, cet enfant !

JEANNE, avec espoir.

N’est-ce pas ? et puis, il a de si drôles de petites raisons pour son âge. Dominique) : Envoie un beau baiser au monsieur (l’enfant obéit à sa mère). Oh ! c’est de tout cœur, allez !

LE BRIGADIER.

Il est ma foi très-gentil,… très-gentil.

JEANNE, avec un élan de joie.

J’étais bien sûre que vous ne voudriez pas me séparer de lui, ni de ses frères !

LE BRIGADIER.

Parbleu ! vous comprenez, ma brave femme, que je n’ai aucun intérêt à vous emmener, moi ; ainsi, voyons, là, avouez-moi tout bonnement où est Sylvain, et tout est fini, je vous laisse avec vos enfants… Vous prétendez les aimer, prouvez-le donc en faisant ce qu’il faut pour rester avec eux ;… sinon, je vous arrête.

JEANNE, avec un désespoir contenu et des larmes dans les yeux et dans la voix.

Mon Dieu ! que voulez-vous que je fasse ? Vous me dites : Livrez-moi votre mari, vous restez avec vos enfants, et tout est fini… Ça vous est bien facile, à vous, de dire : Livrez-moi votre mari, et tout est fini ! mais, je ne peux pas le livrer, moi ! Je ne peux pas ! ! Abandonner mes enfants ! est-ce que je le peux davantage ? (Avec un accent déchirant) : Mon Dieu ! comment voulez-vous qu’on choisisse entre son mari et ses enfants ?

LE BRIGADIER, reprenant sa figure menaçante.

Alors, je choisis pour vous, car ça m’embête à la fin ! (À un gendarme) : Apportez les menottes, et en route,… allons ! (Il prend Jeanne par le bras :) Marchons !…

PIERRE, épouvanté, se jette aux genoux du brigadier, en joignant les mains.

Laissez-nous maman ! je vais vous dire est non père !

JEANNE dépose précipitamment le petit Dominique sur le lit, court à Pierre, le relève, le prend dans ses bras, lui met la main sur la bouche, en s’écriant d’une voix palpitante de terreur :

Tais-toi !… oh ! tais-toi !… (Puis, calmant son émotion) : N’ayez pas peur, n’ayez pas peur, mes enfants ! si l’on m’emmène ce matin, ce soir on me relâchera !

LE BRIGADIER.

Comptez là-dessus !

JEANNE, à ses enfants.

Ne le croyez pas, il veut vous faire peur !… Je suis sûre de ce que je vous dis. Ce soir, je reviendrai !

LE BRIGADIER.

Ah bien oui !… vous verrez !

JEANNE, un brigadier, avec une poignante amertume.

Mes enfants me croiront plutôt que vous, allez ! ! Pierre, en l’embrassant) : Vois-tu,… il veut t’effrayer pour te f’aire livrer ton pauvre père… et le faire mourir, tandis que, à moi !… On ne fera pas de mal,… je t’en réponds !… Tu sais que je ne t’ai jamais trompé,… n’est-ce pas ? Ce soir ou demain je reviendrai,… je te dis que j’en suis sûre… Ça n’est donc, mes enfants, qu’un jour, et au pis, une nuit à passer sans moi ; est-ce que les jours de marché, quand je vais au bourg, vous ne restez pas toute la journée sans moi, avec le grand-père, hein ?

PIERRE, sanglotant.

Hélas ! mon Dieu ! mais si tu ne reviens plus jamais,… jamais !…

MARIE, plus rassurée.

Mais si, mon frère, maman reviendra, puis qu’elle nous le promet.

LE BRIGADIER.

Je vous dis que c’est fini ; vous ne reverrez plus votre mère : voilà ce que vous gagnez à mentir.

JEANNE, au brigadier.

Vous avez beau faire, mes enfants ne livreront pas leur père,… mais vous êtes un bien méchant homme ! (Au vieillard, qui est resté anéanti durant cette scène cruelle) : Adieu, bon vieux père ! je vous laisse les enfants, vous veillerez sur eux… Marie, donne-moi ma mante… Allons, ne pleure pas, mon enfant, sois raisonnable ! Tu vas être, pour aujourd’hui, la petite maman de tes frères… Il y a dans la huche encore la moitié d’un grand pain,… et sur le clayon deux fromages… Aie bien soin du grand-père ;… empêche Dominique de jouer avec le feu ;… n’oublie pas de traire notre vache à midi et ce soir,… et de donner à manger à nos poules ; tiens tout bien propre dans la maison ;… (tout bas et sans être entendue) et, à la nuit noire, va voir ton père ; ne lui dis pas qu’on m’a emmenée, il se ferait de la peine pour rien, puisque je serai revenue demain matin ; (haut) n’oublie pas non plus de changer le linge de tes frères ; c’est leur jour, et ce soir, la soupe au lait du grand-père, comme à l’ordinaire.

MARIE, sanglotant.

Oui,… oui, maman…

JEANNE, au père Poirier.

Il nous reste quatre écus de cent sous : vous savez où les trouver,… si vous avez besoin de quelque chose… Adieu, bon père. (Elle embrasse le vieillard). Courage,… nous nous reverrons bientôt. Adieu, mes enfants ;… soyez raisonnables et ne vous désolez pas. (Elle les embrasse passionnément sans pouvoir retenir ses larmes ; puis, prenant entre ses bras le petit Dominique qui pleure en voyant pleurer son frère, et sa sœur). Et toi, chéri, si tu me promets de ne pas jouer avec le feu, d’être sage et de bien obéir à ta sœur, je te rapporterai demain quelque chose de la ville… Entends-tu ?

LE PETIT DOMINIQUE, souriant dans ses larmes.

Tu me rapporteras une belle petite charrette ?

JEANNE, étouffant ses pleurs.

Oui,… une belle petite charrette,… mais, à condition que tu ne joueras pas avec le feu.

LE BRIGADIER, avec impatience.

Ça va-t-il bientôt finir ?… Allons, en route !

JEANNE, s’enveloppant dans sa mante, dont elle abaisse le capuchon pour cacher ses larmes à ses enfants, dit au brigadier :

Je ne vous souhaite pas le mal que vous nous faites…allez ! !…

UN GENDARME, à part et les yeux humides.

Pauvre femme !… quel f… métier ! !… Enfin,… c’est la consigne.

Jeanne sort de sa maison ; le père Poirier s’approche d’un pas chancelant jusqu’à la porte, où Pierre et Marie, agenouillés, les mains jointes, suivent leur mère d’un dernier regard. Le brigadier remonte à cheval ; derrière viennent deux gendarmes, au milieu desquels marche Jeanne. Elle se retourne pour faire, de la main, un dernier signe d’adieu à ses enfants.