Plusieurs captifs, attachés deux à deux par des cordes et n’ayant pu trouver place sur les voitures, sont près des roues, debout ou accroupis sur le sol ; aux ridelles des charrettes sont attachés quelques fusils de chasse et de gardes nationaux, enlevés aux insurgés. Les soldats restent, pour la plupart, silencieux et sombres ; on n’entend aucun de ces joyeux propos qui circulent ordinairement dans une troupe en halte. Contenus par l’habitude de la discipline, un vague et secret remords pèse cependant sur la conscience de ces soldats, enfants du peuple, presque tous paysans et forcés de traiter leurs frères en ennemis ; quelques-uns seulement, les moins jeunes et surtout lorsqu’ils sont placés près des officiers, ricanent tout haut, et plaisantent, en termes de caserne, sur cette chasse aux Bédouins, et quelques-uns essuient à l’herbe du chemin leurs baïonnettes, rougies de sang.
Les officiers, selon que leur rang les rapproche des grades supérieurs, affectent une contenance et un langage de plus en plus sardoniques ou farouches ; mais les sous-lieutenants, les lieutenants et bon nombre de capitaines, impassibles et soucieux, exécutent cette sanglante razzia de citoyens, avec une résignation militaire ou une obéissance passive et machinale ; ils exécutent aveuglément, fatalement, des ordres inexorables ; le sentiment du droit, de la justice et de la liberté a été comprimé, étouffé chez eux, par la discipline ; mais, du moins, ils n’insultent pas ces insurgés, héroïques défenseurs du droit, de la justice et de la liberté.
Les chefs de cette colonne mobile, plus en évidence, plus à même d’obtenir un avancement rapide, se montrent, au contraire, pour le mériter, menaçants, impitoyables ; l’un d’eux, chef de bataillon d’infanterie, homme à l’œil injecté de sang et à longues moustaches rousses, se détachant du groupe au milieu duquel se trouve l’officier général, descend de cheval, le donne à tenir à un grenadier, et dit d’une voix haute et rude à ses soldats :
– Quatre hommes, pour fouiller cette maison !
LE PÈRE POIRIER, debout au seuil de la porte, se range pour laisser passer les soldats, et se dit :
De l’infanterie,… de la cavalerie,… du canon,… et un général,… pour assiéger la cabane à Sylvain !… Que voilà une belle guerre !
L’OFFICIER SUPÉRIEUR, au vieillard.
Tu es le maître de cette maison ?
LE PÈRE POIRIER.
C’est mon fils qui en est locataire…
L’OFFICIER SUPÉRIEUR, entrant dans la chambre avec ses hommes et suivi du vieillard.
Si tu as eu le malheur de cacher ici un insurgé,… ton compte est bon !…
L’officier supérieur, précédant le père Poirier dans la chambre, et apercevant aussitôt le lit où est couché Petit-Jean, toujours profondément endormi, s’approche, lève brusquement la couverture et les bardes sous lesquelles repose l’insurgé tout vêtu, et remarque du sang à la manche gauche de sa blouse grise.
L’OFFICIER SUPÉRIEUR, se retournant vers le vieillard et lui lançant un regard terrible.
Cet homme est blessé ! c’est un brigand d’insurgé !… Tu le cachais, vieux gredin !
LE PÈRE POIRIER.
Vous faites les demandes et les réponses ; qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
L’OFFICIER SUPÉRIEUR, secouant rudement d’une main Petit-Jean par son bras blessé, montre le poing au vieillard.
Toi !… tu en as pour vingt ans de galères !
LE PÈRE POIRIER, haussant les épaules.
Merci, Monsieur, ça fait que vous m’assurez que je vivrai jusqu’à quatre-vingt-quinze ans,… vu que j’en ai soixante et quinze. Je ne croyais pas devoir vivre si vieux ! (Il regarde Petit-Jean les larmes aux yeux). Pauvre garçon,… il dormait si bien ! Quel réveil…
L’OFFICIER SUPÉRIEUR, à Petit-Jean, le secouant toujours par son bras blessé.
Je vais t’apprendre à faire la marmotte, moi, b… de partageux !
PETIT-JEAN, à demi éveillé par la douleur, jette un cri déchirant en portant la main droite à sa blessure.
Ah !… vous me faites bien mal ! !… (Il s’assied sur son séant, promène autour de lui ses yeux effarés ; puis, se réveillant tout à fait, voyant l’officier supérieur près de son lit, et à travers la porte, une masse de soldats, il comprend tout, et s’écrie avec désespoir) : – Ah ! père Poirier,… je vous l’avais bien dit ! vous êtes perdu ! c’est ma faute ! (Il cache sa figure sur le traversin, et éclate en gémissements). Mon Dieu,… c’est ma faute !
L’OFFICIER SUPÉRIEUR, au vieillard.
Comment, misérable ! tu savais à quoi tu t’exposais en cachant ce brigand-là ?
LE PÈRE POIRIER, intrépidement.
Oui, je le savais ! !
L’OFFICIER SUPÉRIEUR.
Et tu as osé…
LE PÈRE POIRIER, relevant fièrement la tête.
Petit-Jean était l’ami de mon fils…
L’OFFICIER SUPÉRIEUR.
Puisque ton fils a de tels amis, ça doit être un fier gueux… Où est-il ?
LE PÈRE POIRIER, avec un éclat de rire effrayant.
Ah ! ah ! ah ! où il est ?… Il est en prison ! ! sa femme aussi,… et moi je vas aller aux galères,… à soixante-quinze ans ! après avoir été toute ma vie honnête homme ! Merci bien, Monsieur ! merci de vous charger du vieux père Poirier… Dam… je ferai un chétif galérien, et je ne durerai guère longtemps ; mais, ça n’est point ma faute… (Appelant). Hé ! Pierre, hé ! Marie !… venez embrasser votre grand-père pour la dernière fois ; pauvres chers enfants,… vous ne le reverrez plus jamais !…
Deux des soldats qui, pendant l’entretien du vieillard et de l’officier supérieur, ont été visiter la chambre où couchaient Pierre et Marie, rentrent, en disant :
– Mon commandant, il n’y a là-dedans que trois enfants.
Pierre et Marie, à la voix du père Poirier, accourent effarés, éplorés, sur les pas des soldats, et se jettent au cou du vieillard.
Le père Poirier embrasse les enfants en sanglotant, sans pouvoir d’abord prononcer une parole ; le petit Dominique, son Benjamin, est surtout l’objet de ses caresses déchirantes, et le vieillard murmure au milieu de ses sanglots :
– C’est fini,… cher petit,… le vieux père ne te fera plus de jolis sabots, le soir à la veillée !… Adieu, mes enfants !… Marie,… veille bien sur tes frères… Vous voilà tous trois de pauvres abandonnés, sans père ni mère !
PETIT-JEAN, se jetant à bas du lit, et d’une voix suppliante au commandant :
Monsieur,… par pitié,… laissez à ces enfants leur grand-père,… c’est le seul parent qui leur reste…
L’OFFICIER SUPÉRIEUR.
F… la paix, brigand de partageux ! (À ses hommes). Emmenez le vieux et le jeune. (Il sort).
PETIT-JEAN, d’une voix éclatante.
Les brigands sont ceux qui violent la loi !… Les honnêtes gens sont ceux qui, comme nous, l’ont défendue ! ! (S’adressant aux deux soldats qui s’approchent de lui pour l’entraîner) : Ah ! mes amis, quel métier on vous impose !
UN GRENADIER, à voix basse.
Hé…s…n… de Dieu ! qu’est-ce que vous voulez que nous y fassions nous autres !… On nous fusillerait comme des chiens si nous n’obéissions pas ! Prenez-vous en à nos chefs !
L’AUTRE GRENADIER, s’approchant du père Poirier que les deux enfants enlacent en sanglotant.
(À part.) Cochon de sort ! ! je n’en ai jamais tant fait en Afrique ! et, au moins, les Bédouins ne parlent pas français ! (Haut). Allons, mon pauvre vieux,… en route ;… il y a encore place dans la charrette…
PETIT-JEAN, donnant son bras au vieillard.
Je vous le disais bien,… c’est moi qui vous ai perdu ! Ah ! je ne me le pardonnerai jamais !
LE PÈRE POIRIER, avec un cri de joie soudaine.
J’y pense ! si mon fils est en prison… à Orléans, je le verrai encore une fois ! !… Je le verrai !… quel bonheur !
Les soldats emmènent le vieillard et l’insurgé ; les enfants de Sylvain tombent agenouillés au seuil de la porte, les mains jointes et en gémissant. On accouple Petit-Jean, au moyen d’une corde, avec un autre paysan ; le père Poirier trouve place sur la charrette. L’officier supérieur, après avoir consulté le général, lève son sabre ; les tambours battent un long roulement ; la colonne mobile se remet en marche.
PETIT-JEAN, d’une voix éclatante.
Vive la loi !… Vive la constitution !… Vive la République ! !
TOUS LES PRISONNIERS, avec enthousiasme.
Vive la République !… Vive la constitution !… Vive la loi ! !
L’OFFICIER SUPÉRIEUR se tourne vers les prisonniers d’un air menaçant.
La loi ! (Leur montrant son sabre). La voilà la loi !… tas de brigands !
La colonne s’éloigne et disparait au tournant de la route ; Pierre, Marie et le petit Dominique, fondant en larmes, les mains jointes et toujours agenouillés au seuil de la maison :
– Hélas ! Mon Dieu ! ! nous voilà sans père ni mère !… sans personne !
* * *
Deux jours se sont écoulés depuis l’arrestation du père Poirier.
La nuit est noire ; un ouragan, mêlé de neige et de grêle, mugit au dehors et ébranle la porte de la maison de Sylvain ; la grand’chambre est faiblement éclairée par une petite lampe à bec de cuivre ; Jeanne, entourée de ses enfants, est courbée dans son lit… mourante…
Oui,… mourante. La terreur, le désespoir, les fatigues de son voyage à Orléans, entre deux gendarmes, à pied, dans la boue, par une humidité glaciale ; enfin, les rigueurs de la prison, ont porté un coup mortel à cette malheureuse femme, qui se trouvait dans un état de grossesse avancé.
Le père Poirier ne s’était pas trompé dans ses soupçons : Sylvain, averti par son fils de l’arrestation de Jeanne, avait quitté la marnière des bois de Mareuil, afin d’aller se constituer prisonnier à Orléans, et de faire ainsi mettre en liberté la mère de ses enfants. S’appuyant de chaque main sur un bâton, se traînant plutôt qu’il ne marchait, forcé de s’arrêter cent fois en chemin, tant il souffrait cruellement de sa blessure ; Sylvain, soutenu par l’héroïsme de son dévouement paternel, parvint à sortir des bois et à atteindre la grande route d’Orléans ; mais là, sa blessure se rouvrant, il perdit son sang en abondance, chancela, tomba épuisé au bord de la route et sans connaissance.
Un voiturier passait, c’était Ratapoil.
Ce garçon, beaucoup plus bête que méchant et qui n’était pas aviné ce jour-là, trouvant Sylvain évanoui au pied d’un arbre, eut pitié de ce malheureux, le secourut, le fit revenir à lui, le releva et le plaça sur sa charrette. À son grand étonnement, Sylvain le supplia de le conduire à la prison d’Orléans.
– Mais, malheureux !… – s’écria Ratapoil –, tu vas te faire prendre…
– Sois tranquille – répondit le mari de Jeanne –, je sais ce que je fais.
– À la bonne heure – dit Ratapoil.
Et il se dirigea vers Orléans.
La voiture fut rencontrée aux environs du village de St-Mesmin, par une patrouille de gendarmerie ; l’officier, à la vue d’un homme blessé, étendu dans cette charrette, la fit arrêter, afin d’interroger ce blessé qu’il soupçonnait d’avoir pris part à l’insurrection.
Sylvain fit les aveux les plus complets, demandant seulement en grâce que sa femme fut rendue à ses enfants, puisqu’il venait se livrer lui-même. L’officier crut pouvoir prendre sur lui de promettre à l’insurgé la liberté de Jeanne, s’il n’y avait contre elle aucune charge.
La charrette, escortée par les gendarmes, arriva bientôt à la prison d’Orléans, où l’on transporta Sylvain, incapable de marcher. Ratapoil croyait s’en retourner avec sa charrette ; mais, à la grande stupeur de son ardent bonapartisme, Ratapoil fut incarcéré comme complice de l’évasion d’un insurgé, et il eut beau crier : Vive l’empereur ! à plein gosier, vouloir justifier de la ferveur de ses opinions ; on lui répondit que le conseil de guerre déciderait de son sort.
Le lendemain de l’arrestation de Sylvain et selon la promesse de l’officier, Jeanne fut mise en liberté. Elle s’informa du sort réservé à son mari ; elle apprit que s’il n’était pas guillotiné comme assassin prévenu d’avoir riposté au feu de la troupe, il serait certainement transporté à la Guyane ou en Algérie…
Jeanne, grosse de sept mois,… brisée par le chagrin, par les insomnies de deux nuits de prison, passées au milieu des angoisses que lui causait la pensée de ses enfants, pour la première fois, séparés d’elle pendant si longtemps ; Jeanne était déjà cruellement frappée ;… mais, en entendant ces mots affreux : ÉCHAFAUD ou TRANSPORTATION, c’est-à-dire, la mort ou l’exil de Sylvain, Jeanne, foudroyée, tomba sans mouvement ; et, atteint du même coup, l’enfant qu’elle portait dans son sein… mourut avant de naître…
L’infortunée, revenue à elle, après d’horribles convulsions, demanda, suppliante, la faveur suprême de voir son mari ; on lui répondit que cela ne se pouvait point avant le jugement en vertu duquel Sylvain serait : guillotiné ou transporté.
Ce refus essuyé, n’espérant plus (quel espoir !…) n’espérant plus revoir son mari que la veille de sa mort, ou de son départ pour l’exil, Jeanne n’avait plus qu’un désir, qu’une consolation possibles : la présence de ses enfants. Elle quitta en hâte Orléans afin de retourner chez elle ; il lui fallait parcourir environ six lieues sous une pluie battante, mêlée de givre et de grêle, à travers une route détrempée par la neige à demi fondue.
Le jour allait bientôt finir. La vaillante mère partit,… elle partit en proie à une fièvre brûlante ; elle sentait comme on dit : que l’enfant qu’elle portait ne remuait plus. Hélas ! ces pulsations intérieures, annonçant la prochaine naissance de l’innocente créature qui aspire à la vie, ne faisaient plus, de leur doux choc, battre délicieusement le cœur de Jeanne ! Non, elles avaient cessé ! des souffrances leur succédaient,… souffrances d’abord sourdes,… puis aiguës,… puis déchirantes…
Souvent Jeanne trébucha, défaillante, sur la route, le front baigné d’une sueur froide… Alors, s’appuyant à un arbre, elle comprimait sous ses mains crispées, ses flancs maternels, palpitants d’une douleur atroce ;… puis, tombant à genoux,… elle reprenait haleine, ramassait un peu de neige dont elle étanchait sa soif dévorante, et se relevait toujours courageuse, en disant :
– L’enfant que je porte est mort ! mais, il m’en reste trois qui vivent,… je le crois du moins,… pourvu, mon Dieu ! que Dominique n’ait pas joué avec le feu, et qu’il ne lui soit point arrivé malheur !
Et elle se remettait en marche.
L’une des préoccupations constantes de cette infortunée dans sa prison, avait été cette épouvantable crainte : que son Dominique ne fût brûlé vif, en jouant avec le feu !
– Non que Marie manquât de sollicitude – pensait Jeanne –, mais, seule à la maison, elle avait à soigner le vieux grand-père et les deux enfants… Elle ne pouvait veiller à tout à la fois, et un malheur est si vite arrivé !
Ainsi, bourrelée par les angoisses ; ainsi, torturée par des souffrances de plus en plus vives, la femme de l’insurgé poursuivait son chemin. L’un de ses sabots se fend, éclate :
– Tant mieux – se dit-elle –, j’irai plus vite !
Elle jette loin d’elle l’autre sabot, et, seulement chaussée de ses bas, elle continue sa route durant plusieurs lieues dans la neige à demi fondue par une pluie glaciale.
Jeanne traversa le village de Lailly, elle n’était plus qu’à une demi-lieue de sa demeure. Quoique la nuit ne fût pas encore très-avancée, on n’apercevait dans les maisons aucune lumière ; tout était sombre, morne, silencieux ; la terreur inspirée par le passage de la colonne mobile planait encore sur ce pauvre village. En passant devant la paroisse, Jeanne songea que dans cette église elle avait épousé Sylvain,… que dans cette église ses enfants avaient été baptisés… Ce retour involontaire sur elle-même lui rappela les modestes fêtes rustiques du mariage et du baptême, les joies de la famille, qu’elle égayait par son riant naturel… Elle était si gaie, Jeanne, en ces temps-là !… Oui,… et maintenant pour le père, pour l’époux, c’était l’exil ou l’échafaud !…
Pour la femme et pour les enfants,… c’était la misère,… c’était l’abandon,… c’étaient les souvenirs désespérés ou les rêves sanglants !
Sylvain devait être à jamais enchaîné à la terre d’exil,… là-bas,… là-bas,… au delà de l’immensité des mers,… en ces pays mortels d’où l’on ne revient plus ;… ou bien,… sa tête roulerait dans le panier rouge de la guillotine…
Et pourtant Sylvain avait été honnête homme jusqu’à la fin… Jeanne, sans se mêler de politique, sentait bien qu’aimant père, femme et enfants, comme il les aimait, c’était autant par devoir que par affection pour sa famille que son mari avait pris les armes. – La République est l’héritage de nos enfants ! – disait Sylvain –, et Jeanne comprenait la portée de ces paroles.
Mais, en pensant à la ruine de tant d’espérances,… à ce contraste horrible du présent et du passé, rappelé à son souvenir par la vue de l’église, le cœur de Jeanne se brisa ; elle fondit en sanglots ; elle n’avait pas pleuré depuis son départ d’Orléans. Ces larmes d’abord la soulagèrent ; mais, bientôt ses souffrances physiques devinrent plus poignantes encore,… devinrent si poignantes, si intolérables, qu’au milieu de cette nuit et de ce silence, Jeanne cria de douleur ; elle cria !… elle, si résignée ! elle, si vaillante ! et un moment elle crut qu’elle allait mourir…
Mourir… Non, pas encore ! une mère comme elle ne veut pas se résigner à la mort avant d’avoir revu ses enfants, et tant qu’il lui reste un souffle de vie,… tant que les déchirements de son âme et de son corps lui prouvent qu’elle existe,… elle va… là où ces enfants l’appellent ! Elle va,… comme elle peut, la pauvre mère,… incapable de marcher… Elle se traîne,… elle rampe sur les genoux, sur les mains,… mais elle va !…
Cependant, malgré son courage, Jeanne, après ce cri de douleur atroce arraché de ses entrailles, se sentit anéantie, incapable de faire un pas de plus ; elle tomba sur ses genoux, et elle n’était qu’à une demi-lieue de sa demeure.
– Je ne veux pas mourir ici – se dit Jeanne, en se relevant à grand-peine –. Non, je ne resterai pas en route,… je reverrai mes enfants !
Elle se souvint alors de la marraine de Dominique, bonne et digne femme, boulangère de son état, et dont la maison se trouvait sur la place de l’église.
– Je vais aller chez Madeleine – pensait Jeanne –, je m’y réchaufferai, je m’y reposerai pendant un quart d’heure, je reprendrai des forces, et je pourrai ensuite arriver jusque chez nous…
Elle parvint à se traîner jusqu’à la porte de Madeleine ; aucune lumière ne brillait au dehors du logis.
– Ils sont couchés se dit Jeanne – ; frappons toujours.
Elle frappa.
– Qui est-là ?
– Moi,… Jeanne ;… je suis bien fatiguée. Ouvre-moi, Madeleine ; je n’en puis plus…
– Va-t-en !… n’approche pas de la maison, tu nous ferais arriver malheur à tous ! !
– Madeleine, laisse-moi, pour l’amour de Dieu, seulement me réchauffer, me reposer un instant chez toi…
– Veux-tu t’en aller, mon Dieu ! veux-tu t’en aller ! Les gendarmes n’ont qu’à passer et te voir à notre porte,… nous serions perdus…
– Madeleine, aie pitié de moi ! Je te demande un quart d’heure de repos,… rien qu’un quart d’heure…
– Va-t-en ! tu serais ma sœur,… que tu n’entrerais pas chez nous ! Va-t-en !…
La douleur physique et morale, arrivée à sa dernière exaltation, offre parfois des phénomènes étranges, effrayants.
À la guerre, on a vu des hommes mortellement blessés, se relever soudain et combattre avec acharnement, redoublant d’énergie, de furie, à chaque blessure nouvelle ; répondre à chaque coup par un élan désespéré ; puiser, enfin, une force surhumaine dans la rage de leur agonie, et expirer après une lutte prolongée presqu’au delà des limites du possible.
On a vu, à la chasse, des bêtes fauves mortellement atteintes, perdant leur sang, parcourir avec une rapidité vertigineuse de grands espaces, afin de regagner le repaire où gîtaient leurs petits.
Mais, qu’est-ce que le courage du soldat ? Mais, qu’est-ce que l’instinct de la bête fauve, auprès du courage et de la tendresse de la mère ?
Jeanne, repoussée de l’asile momentané qu’elle implorait, éprouva une sorte de commotion électrique… Elle se redressa brusquement ; et cette femme, naguère anéantie par la fatigue, par la souffrance, et hors d’état de marcher ; cette femme trouva soudain la force de courir vers sa maison, où l’appelaient ses enfants ;… course fébrile, haletante, furieuse, folle,… pendant laquelle Jeanne retint, pour ainsi dire, sa vie prête à lui échapper ; elle courut donc d’un trait jusqu’à sa maison. À la porte, elle frappa, elle se nomma ; Marie vint ouvrir.
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