Jeanne se précipita dans la chambre, en criant :

– Mes enfants !

Et puis, elle tomba.

Elle n’aurait pu faire deux pas de plus.

Les enfants de Jeanne la mirent au lit ; des secours, on ne pouvait ni en demander, ni en attendre, durant ces jours de trouble et de guerre civile ; la maison se trouvait, d’ailleurs, très-éloignée du village. Enfin, l’accueil inhospitalier de Madeleine montrait assez qu’il régnait une telle épouvante dans le pays, que personne, ni homme, ni femme, n’aurait osé mettre les pieds dans la maison de Sylvain, après l’arrestation de sa femme, de Petit-Jean et du père Poirier.

Jeanne, à peine arrivée chez elle, accoucha d’un enfant mort. Cet avortement, ses causes et ses effets eurent des suites funestes. Épuisée par le sang qu’elle perdait, incapable de quitter son lit, la malheureuse mère dut, de ses mains, pieusement ensevelir dans l’un des langes préparés pour elle avec tant d’amour,… ensevelir cette innocente créature, morte avant de naître. La malheureuse mère dut encore, faute de prêtres, de cimetière et de fossoyeur, prier Marie d’aller enterrer l’enfant, en un coin du jardin, dans une petite fosse creusée par Pierre…

Oh ! ce fut quelque chose d’affreux pour Jeanne, pour son fils, pour sa fille, que cet ensevelissement, que cet enterrement nocturnes dans ce lieu désert… Oui, ce fut affreux !

Et vous, Madame, qui peut-être lisez ce livre, au milieu de vos enfants bien aimés, qu’un époux, cher à votre cœur, contemple avec joie et tendresse, songez hélas ! songez que ce n’est pas seulement une famille, mais des milliers de familles d’insurgés, qui, dans notre pays de France, ont souffert et souffrent des malheurs irréparables !

Jeanne, depuis le moment où elle a donné le jour à un enfant mort, est donc alitée…

La nuit est venue…

Au dehors de la maison, mugit l’ouragan chargé de neige et de grêle ; au dedans, la petite lampe de cuivre, prête à s’éteindre, éclaire faiblement cette grande chambre ; le foyer est froid et noir.

Jeanne, couchée dans son lit, a fait transporter près d’elle le berceau du petit Dominique. Il dort ; son sommeil est souriant.

Pierre et Marie, sur pied depuis deux jours, se sont tellement empressés autour de leur mère, pour lui donner leurs soins ; ils ont tant pleuré, tant pleuré, qu’épuisés par les larmes, que brisés par une fatigue et des émotions au-dessus de leur âge, ils ne peuvent plus se tenir debout ; malgré la douleur, malgré les craintes que leur cause la maladie de leur mère, maladie qu’ils ne croient cependant pas mortelle, ils ont peu à peu, involontairement, cédé au besoin d’un sommeil réparateur, besoin impérieux, irrésistible à cet âge.

Pierre, assis à l’extrémité du lit, s’est profondément endormi ; Marie a placé un escabeau près du chevet de sa mère, et, cédant aussi à un invincible besoin de sommeil, elle appuie son front au traversin où repose la tête de Jeanne, de Jeanne agonisante. Son beau visage, à cette heure, d’une blancheur de cire, commence à se marbrer de taches livides ; ses lèvres, d’où s’échappe, à de longues intermittences, un souffle brusque, haletant, ses lèvres deviennent violettes et froides ; ses yeux demi-clos sont fixes et vitreux ; soudain elle les ouvre de toute leur grandeur ;… ses traits se contractent ;… ils prennent une effrayante expression de haine… Elle lève à demi sa main droite qu’elle tâche de fermer, comme si elle voulait montrer le poing à une vision qui surgit au milieu du délire de son agonie ; ses dents se serrent ;… puis, elle balbutie d’une voix éteinte :

– Scélérat !… Oh ! cet homme,… si… je… pouvais,… mon Dieu ! Oh !… cet homme,… je…

Elle n’achève pas,… un râle sourd et rauque soulève une dernière fois sa poitrine : l’heure suprême a sonné !

Jeanne sent la mort venir, et s’écrie expirante :

– Mon pauvre Sylvain !… mes enfants ! !…

Pierre, plongé dans un sommeil profond, ne peut répondre à ce faible et dernier appel de sa mère mourante… Marie, placée plus près de Jeanne, a entendu sa voix, s’éveille à demi, fait un léger mouvement pour relever sa tête appesantie, et murmure machinalement :

– Oui,… maman…

Puis, elle se rendort…

Jeanne agite imperceptiblement ses lèvres ; sa tête s’incline lentement sur son épaule,… du côté de la muraille. Jeanne meurt…

Jeanne est morte !…

Bientôt la flamme de la petite lampe depuis longtemps vacillante s’éteint ;… le feu du foyer aussi est éteint ; les ténèbres envahissent celle chambre mortuaire ; et, lorsqu’au dehors l’ouragan cesse par instant de mugir et d’ébranler la porte, on peut entendre, au milieu du silence de la nuit, la respiration douce et paisible des trois enfants endormis auprès du cadavre de leur mère…

* * *

L’extrême fin de ce récit se lie à l’épisode suivant : LOUISE, ou la Famille du bourgeois transporté.

LOUISE

Edmond Morand, citoyen de la ville d’Orléans, fut condamné comme Sylvain Poirier, et pour le même CRIME, à la transportation en Afrique. Les deux jugements furent rendus le même jour.

Edmond Morand remplissait depuis douze ans les fonctions de caissier dans l’une des plus considérables maisons de commerce d’Orléans ; il ne possédait pas d’autres ressources que sa place de comptable ; il la remplissait avec autant de zèle que d’intelligence et de probité ; il avait mérité l’estime et l’affection de tous ceux qui le connaissaient. Durant son exil, sa femme lui écrivit souvent ; voici quelques-unes de ces lettres. Elles feront apprécier l’homme et sa famille.

À Monsieur Edmond Morand, condamné politique, à Brest ; poste restante

Décembre, 1851

Mes lettres, m’as-tu dit en nous quittant, mon ami : seront ouvertes avant que de t’être remises, selon la coutume adoptée envers les prisonniers. Je n’ai à cacher nulle de mes pensées ; cependant, la mesure dont tu m’as prévenue m’impose, au sujet de certaines circonstances, une extrême réserve ; tu la comprendras, de même que je comprendrai la tienne, puisque tes lettres aussi, ne me parviendront qu’après avoir été lues par une personne étrangère ; à moins qu’il en soit autrement, grâce à une occasion extraordinaire sur laquelle nous devons peu compter.

À ton arrivée à Brest, où tu dois être embarqué pour l’Algérie, tu trouveras cette lettre. D’ici là, tu m’as promis de m’écrire en route, si cela était possible. Ai-je besoin de te dire avec quelle anxiété, mon pauvre ami, nous attendons cette première lettre de toi.

Je dois d’abord te rassurer sur la santé de ta mère ; tu m’as surtout recommandé d’être d’une sincérité absolue en ce qui touche la santé des objets de notre affection ; je n’oublierai pas ta recommandation. Si quelque nouveau malheur nous frappait, je connais ton courage, ta résignation, mon Edmond : je tâcherai d’égaler ta fermeté.

La santé de notre bonne mère, si dangereusement atteinte lors de ton arrestation et de ton départ, s’est améliorée ; elle ne quitte cependant pas son lit ; elle éprouve encore de ces longs accès d’abattement, pendant lesquels elle ne semble ni voir, ni entendre, ce qui se passe autour d’elle ; mais, ses insomnies ont, en partie, cessé. Cette nuit, je l’ai veillée ; elle a bien reposé depuis deux heures du matin jusqu’au jour ; elle a dû faire un heureux songe en pensant à toi, mon ami ; sa douce et vénérable figure s’est épanouie pendant son sommeil ; par deux fois, elle a prononcé ton nom…

Nos enfants vont bien, et, à ma grande surprise, Albert, toujours si vif, si étourdi, si léger, semble, quoique moins âgé que sa sœur, mieux apprécier qu’elle certaines conséquences de ton exil. Albert, tu le sais, est assez peu soigneux ; hier, en nous aidant à nos préparatifs de déménagement, il a fait un accroc à sa blouse, il se désolait ; Honorine tâchait de l’apaiser.

– Notre pauvre papa n’est plus ici pour me donner des blouses neuves ; et maman et ma sœur auront la peine de raccommoder cet accroc, puisque tu t’en vas, Honorine – a-t-il répondu à notre servante.

Juliette, au contraire, au lieu de se montrer calme, réfléchie, contenue, selon son habitude, est, depuis ton départ, devenue très-bruyante, très-animée ; elle va, elle vient, elle ne peut rester un moment en place ; elle parle très-haut, sans trop souvent savoir ce qu’elle dit… J’ai fini par découvrir que la pauvre enfant cherchait à s’étourdir sur ton absence.

Tu te souviens que, lorsque nous t’avons accompagné depuis la prison jusqu’à la charrette,… Albert fondait en larmes ainsi que ta mère et moi ; Juliette seule ne pleurait pas, mais elle était d’une pâleur extraordinaire. Tu m’as regardée tristement, comme si un moment tu avais douté, malgré toi, de la tendresse de ta fille ; moi, j’étais loin d’en douter ; lorsque nous sommes rentrés à la maison, cette chère enfant s’est jetée à mon cou, en me disant :

– Pardon, mère,… je n’ai pas pu pleurer ; je ne peux pas pleurer… Mon Dieu ! ce n’est pas ma faute…

Ensuite, elle a été saisie d’une sorte de convulsion, mais ses yeux demeurèrent toujours secs. Honorine, qui couche dans la chambre des enfants, m’a dit, que pendant la nuit, vers les trois heures du matin, elle avait entendu Juliette sangloter. Celle douleur vivement ressentie, mais longtemps contenue, concentrée, s’explique par le caractère généralement peu expansif, peu en dehors de cette chère enfant, de qui la sensibilité est pourtant, tu le sais, excessive. Du reste, je te le répète, mon ami, elle et son frère vont bien.

Nous avons commencé hier nos préparatifs de déménagement. Cela m’a surtout affligée pour ta mère, habituée depuis si longtemps à notre petit jardin, et à y cultiver ses fleurs qu’elle aimait tant !… Puis, sa chambre, exposée au midi, recevait le moindre rayon de soleil ; mais, pauvre ami, tu l’as senti toi-même, dans la situation plus que précaire où nous sommes tombés, puisque tu n’es plus ici, toi dont le travail nous faisait tous vivre, un appartement de neuf cents francs par an est pour nous maintenant un luxe impossible.

Le hasard a voulu que j’aie trouvé à céder notre fin de bail, à la condition que les nouveaux locataires pourraient entrer immédiatement en jouissance de notre logement ; aussi, j’ai loué hier, dans le faubourg Banier, deux chambres et un petit cabinet, pouvant servir de cuisine ; le loyer est de cent trente francs par année ; ce prix est peut-être encore trop élevé pour nos faibles ressources ; mais, ce qui m’a décidée, c’est que l’une des deux chambres est exposée au levant et donne sur un jardin ; notre bonne mère aura donc un peu de soleil, et sous les yeux un peu de verdure ; je prendrai l’autre pièce pour moi et pour les enfants. Lorsque nous serons établis dans notre nouvelle demeure, je le la dépeindrai très-exactement ; au moins, mon ami, du fond de ton exil, tu pourras, pour ainsi dire : nous voir chez nous.

Je suis allée chez le maître et chez la maîtresse de pension des enfants, pour prévenir qu’ils ne continueraient pas leur externat ; notre position ne nous permettant plus cette dépense ; je tâcherai, ainsi que nous en sommes convenus dans la prison, de me mettre assez au courant des études d’Albert et de Juliette, pour les faire travailler, à l’aide de leurs livres de classe. Quel dommage d’interrompre ainsi leur éducation ! et, cela, au moment où ils commençaient à faire des progrès si remarquables !… Mais, hélas ! il en est maintenant de l’instruction de nos enfants comme du petit jardin de ta mère : c’est un luxe impossible ! !

J’ai aussi appris à Honorine qu’il nous était malheureusement impossible de la conserver à notre service ; je ne saurais t’exprimer la douleur de celle excellente fille à la pensée de nous quitter ; elle m’a offert de rester avec nous sans gages, me demandant seulement d’être nourrie et logée.

– Ma bonne Honorine – lui ai-je dit –, c’est à peine si nous sommes certains, ma mère, mes enfants et moi, de pouvoir, avec la plus rigoureuse économie, vivre au jour le jour… Comment ferions-nous pour vous garder près de nous ?

Ce matin, j’ai vendu, aux locataires qui nous remplacent, une grande partie de notre mobilier, sauf celui de la chambre de ta mère. Je leur ai cédé aussi notre batterie de cuisine, notre vaisselle de table, moins quelques porcelaines, dont notre bonne mère a l’habitude de se servir ; j’ai conservé nos couverts d’argent comme dernière ressource ; mais, j’ai vendu à l’orfèvre les bijoux que, chaque année, mon Edmond, tu me donnais au jour de l’an et au jour de ma fête ; j’ai aussi trouvé à céder ce beau schall et cette jolie robe en pièces, que tu m’avais rapportés cet été, lors de ton voyage à Paris.

Il m’en a bien coûté de me défaire de tes livres, sauf quelques-uns de tes ouvrages de prédilection, qui sont aussi les miens, les volumes reliés en basane verte…

Toutes ces ventes, soit que je ne m’entende pas trop à vendre, soit que les acheteurs aient spéculé sur l’occasion ; soit enfin, ce qui est probable, que les objets de luxe, lorsque l’on s’en défait, perdent les trois quarts de leur valeur, ces différentes ventes n’ont rapporté en tout que dix-neuf cent trente francs. Nous possédions quelques économies, montant à six cents francs, sur lesquelles tu n’as voulu, pauvre ami, emporter que cent francs ; il nous reste donc 2,430 francs. Je t’envoie 500 fr. par un mandat sur la poste de Brest ; tu me gronderas, sans doute ; mais, il me semble que quelque peu d’argent pourra t’aider à adoucir les rigueurs de ta position.

Je n’ai eu à débourser que le montant du mois courant de la pension des enfants, puisque nous avions heureusement l’excellente habitude de payer notre loyer d’avance et de régler nos dépenses chaque quinzaine ; j’ai payé, de plus, le médecin de notre bonne mère, y compris ses deux visites d’hier. Enfin, j’ai acquitté le mémoire du pharmacien, quelques petites notes, et soldé une année de loyer de notre nouveau logis ; j’ai cru, afin d’être plus tranquille, devoir faire cette avance. Notre mère, les enfants et moi, nous sommes du moins certains d’avoir un abri pendant un an…

Il nous reste dix-sept cents francs, nos douze couverts d’argent, les six petites cuillers à café et la cuiller à potage ; le tout au poids est, m’a-t-on dit, une valeur d’environ trois cents francs ; nos ressources s’élèvent donc à environ deux mille francs ; nous avons des vêtements, du linge, des chaussures pour l’année ; tu peux être, tu le vois, mon Edmond, complètement rassuré sur la question de notre vie matérielle pendant un an.

Je me suis déjà occupée de trouver quelque travail de couture pour Juliette et pour moi ; malheureusement les personnes qui, sous ce rapport, auraient pu, de préférence, nous venir en aide, ne sont plus ici ; et, pour des raisons que tu devineras, il me serait à peu près inutile d’aller frapper à d’autres portes ; cependant, Mme Dubreul, notre lingère, me donne l’espoir qu’à la condition de lui garder un secret absolu (tant elle craint de perdre le plus grand nombre de ses clients), elle tâcherait de m’occuper, si toutefois nous savons assez bien coudre pour qu’elle puisse nous confier de l’ouvrage.