Afin de juger de notre savoir-faire, elle nous enverra une chemise toute taillée, que nous confectionnerons ; j’espère, malgré notre inexpérience de ce genre de travail, assez difficile, que Mme Dubreul sera contente de notre essai. Nous trouverions ainsi, Juliette et moi, d’utiles ressources qui nous permettraient de ménager notre petit avoir ; du reste, nous vivrons avec une sévère économie. Je me chargerai du service de ta mère ; je connais ses habitudes, ses goûts, et je ferai tous mes efforts pour qu’elle s’aperçoive le moins possible de notre changement de fortune. Afin de nous épargner les détails de la cuisine et ses inconvénients dans un très-petit appartement, je ferai apporter notre modeste dîner par le traiteur ; ce sera, je le crois, en fin de compte, plus économique. Juliette m’aidera dans les autres soins du ménage ; la chère enfant est, comme son frère, remplie de bonne volonté ; celui-ci s’est déjà attribué les fonctions de frotteur de nos deux chambres et de cireur de nos bottines ; de plus, il doit être le serviteur attentif de sa grand’mère.
Tu le vois, mon ami, sauf des événements imprévus, notre sort n’est nullement à plaindre. Mon Dieu ! fût-il cent fois plus précaire, il serait beau encore si tu le partageais ! Mais, non, tu vas vivre désormais loin de nous, sous un ciel de feu ; tu vas travailler à la terre,… travail si peu en rapport avec tes habitudes, avec tes forces, avec ta santé… Hélas ! pourtant, quel est ton crime ?
Pardon, mon ami, pardon ; ne crois pas que j’oublie tes dernières et solennelles paroles, au moment de notre séparation. Non, je ne les oublie pas, les voici :
– Adieu, ma bonne mère ; adieu, ma tendre Louise ; adieu, mes enfants bien aimés – nous as-tu dit en montant garrotté dans la voiture qui t’emmenait loin de nous –, la proscription me sera moins pénible, si j’emporte la certitude que, tout en regrettant du fond de l’âme un fils, un époux, un père, vous ne me plaindrez pas…
Oh ! mon Edmond, j’entends encore l’accent doux et ferme de ta voix, en prononçant ces derniers mots, qui disaient la noblesse, la pureté de ton âme… Ces derniers mots seront toujours présents à ma pensée et à celle de tes enfants ; la dignité de ma résignation égalera la tienne ; résignation facile pour moi : ne suis-je pas entourée des chers objets de nos affections ?… tandis que toi ? seul… loin de nous tous,… sans amis peut-être !… Mais, je devine ta réponse. Non, tu n’es pas seul ! non, tu n’es pas abandonné !… Tu as une compagne qui, à chaque heure de tes rudes journées de travail, qui, à chaque heure de tes longues nuits d’insomnie, te consolera, t’encouragera dans l’exil ; cette compagne : c’est ta conscience.
Ah ! mon ami, cette pensée redoublera ma fermeté au milieu de ces jours d’épreuve !
J’interromps ma lettre… Albert et Juliette viennent d’entrer dans ma chambre.
– Tu pleures… – m’a dit Juliette –, tu écris donc à papa ?
– Oui, mes enfants, j’écris à votre père.
– Nous voudrions bien lui écrire un mot au bas de ta lettre – a ajouté Albert.
– Écrivez, mes enfants – leur ai-je répondu ; je leur ai cédé la place, et ils vont t’écrire :
« Bon petit père,
Nous pensons toujours à toi. Nous n’irons plus à la pension ; mais, nous ferons nos devoirs avec maman, et nous tâcherons de la contenter pour qu’elle te l’écrive, et que toi aussi, là-bas,… tu sois content de nous. Je t’embrasse comme dans ton lit,… tu sais bien,… le matin !…
ALBERT »
« Cher papa,
Je ne peux m’habituer à croire que tu n’es plus ici. Hier à cinq heures, à l’heure où tu rentrais ordinairement à la maison, on a sonné. J’ai couru ouvrir la porte, en criant : « C’est papa !… et… »
Je reprends la plume, mon ami. Juliette n’a pu continuer de l’écrire ; les larmes l’ont aveuglée, elle suffoquait.
En effet, mon ami, ainsi que la pauvre enfant te l’écrivait, le hasard a voulu qu’hier on vînt sonner à la porte de l’appartement vers les cinq heures, heure à laquelle tu rentrais habituellement de ton bureau. Ce coup de sonnette nous a été au cœur à tous… Cinq heures ! C’était autrefois un des meilleurs moments de notre journée ! Les enfants couraient, à qui arriverait le premier, pour t’ouvrir la porte ; l’un s’emparait de ton portefeuille, l’autre de ton chapeau ; et puis, dans la belle saison, tu nous trouvais, ta mère et moi, occupées de nos fleurs dans le petit jardin, où tu entrais, nous disant : – Bonjour, bonne mère !… Bonjour, ma Louise !…
Mon Dieu ! c’est chaque jour un moment si doux, si saint ! que le retour du père de famille, lorsque, sa tâche accomplie, il revient au milieu des siens : mère, femme, enfants, que son travail fait vivre ! ! il est le génie tutélaire du foyer… Voilà ce que tu étais pour nous ! et maintenant !…
Enfin, Dieu merci ! la sonnette de notre nouvelle demeure ne nous rappellera aucun souvenir !
Je m’interromps encore ; Albert est allé dire à sa grand’mère qu’il venait de t’écrire ; et, quoiqu’elle soit encore très-faible, elle désire aussi t’adresser quelques mots. Je vais lui porter ma lettre dans son lit, d’où elle t’écrira.
« Mon Edmond, le meilleur des fils ! je t’embrasse de toute mon âme ; rassure-toi, je vais mieux… Notre Louise est un ange,… un ange !… »
Nous avons, mon ami, les enfants et moi, soutenu ta mère dans son lit pour qu’elle pût t’écrire ; car, sa faiblesse est encore extrême, ainsi que tu t’en apercevras au tremblement des caractères tracés par sa main ; mais, il y a une grande amélioration dans son état ; et avec des soins, du repos et surtout l’absence d’émotions vives, le médecin répond de tout. À bientôt, mon ami. Je t’embrasse comme je t’aime !
LOUISE.
P. S. Dis-moi par quelle voie je pourrai t’envoyer beaucoup de choses qui te manquent ; tu trouveras ces objets, à ton arrivée à Brest. J’oubliais de te dire que notre excellent ami, Scipion David, a heureusement échappé jusqu’ici à toutes les recherches ; il a, selon toute apparence, pu gagner la frontière de Belgique ; que Dieu lui soit en aide !… Je t’embrasse encore tendrement !
* * *
Le soir même de son départ, Edmond Morand, pendant une halte, eut l’occasion d’écrire quelques mots à sa femme, et dans cette lettre se trouvait le passage suivant :
… Maintenant, ma bien aimée Louise ! il s’agit de rendre service à un honnête homme, à un père cruellement inquiet du sort de sa femme et de ses enfants. J’ai parmi mes compagnons de route et d’exil, un journalier de notre département, nommé Sylvain Poirier. La confiance a été vite établie entre nous ; tous deux nous avions de vieux parents, une femme et des enfants bien aimés ; mais, lui, moins heureux que moi, n’a pu goûter les joies amères des adieux ; il a tout lieu de craindre que sa femme, dans un état de grossesse avancé, ne soit gravement malade, et il craint aussi pour la santé de son père, vieillard de soixante et quinze ans. Il ne savait à qui s’adresser pour recevoir des nouvelles certaines de sa famille ; la maison qu’il habitait étant très-éloignée de sa commune ; puis, la terreur est partout si grande, qu’il croit, non sans raison, que ceux à qui il pourrait écrire ne lui répondraient pas. Je te prie donc, ma bonne et adorée Louise, dès que tu auras reçu cette lettre, et si la santé de notre bonne mère te permet de t’absenter pendant quelques heures, je te prie donc de te rendre au village de Lailly ; ce village traversé, tu suivras toujours la grande route pendant une demi-lieue environ ; tu verras une croix, plantée à un endroit où la route fait un coude, et à environ vingt pas de cette croix, à gauche du chemin, tu trouveras la maison de M. Sylvain Poirier. Tu ne saurais te tromper, cette habitation est isolée de tous côtés. Tu entreras dans la maison, et tu te renseigneras par toi-même sur la situation de la famille de mon compagnon d’exil. C’est un homme d’un caractère assez ferme pour désirer savoir la vérité, toute la vérité ; si pénible qu’elle puisse être, elle est encore préférable à l’incertitude. Tu m’écriras donc le plus tôt possible (toujours à Brest, poste restante), le résultat de tes renseignements, et je les communiquerai à M. Sylvain Poirier ; tu diras à sa famille qu’il se porte bien, et que sa blessure est en voie de guérison.
* * *
Cette lettre reçue, Louise répondit ainsi :
Décembre 1851.
J’ai baisé mille fois ta lettre inattendue, mon Edmond ; je n’osais espérer d’avoir sitôt de les nouvelles ; grâce à Dieu ! elles ont été favorables ; tu n’as pas trop souffert des fatigues de la route.
Je t’apprendrai, tout d’abord, que, bien que notre bonne mère soit toujours d’une extrême faiblesse, son état s’est encore un peu amélioré ; le médecin continue surtout de recommander l’absence d’émotions vives ; un régime assez sévère mais réconfortant, du bouillon très-réduit, et un peu de vieux vin de Bordeaux. Malheureusement, il a prescrit cette ordonnance devant ta mère : – Je ne veux pas de vin de Bordeaux – a-t-elle dit –, c’est trop cher pour nous.
– Ma bonne mère ! le mal est fait – lui ai-je répondu – ; M. le docteur m’avait parlé de cela hier, et le vin est acheté.
Je me suis résignée à ce petit mensonge, afin de calmer les scrupules de ta mère ; d’ailleurs, son état, j’aime à te le répéter, s’est encore sensiblement amélioré, malgré la légère fatigue que lui a causé notre déménagement ; car, nous sommes établis depuis ce matin dans notre nouveau logis. J’ai trouvé aux bains une chaise à porteurs, bien close, nous l’avons garnie d’oreillers, et l’on a pu ainsi transporter notre bonne mère, chaudement enveloppée, jusqu’au palier de notre appartement ; nous l’avons ensuite placée dans son fauteuil, et ainsi portée jusqu’à son lit, où elle a reposé presque aussitôt très-paisiblement pendant trois heures.
Juliette (ne va pas, mon ami, t’alarmer), Juliette a eu un peu de fièvre cette nuit ; mais, nous a dit le médecin, c’est seulement une fièvre de courbature ; la chère enfant m’ayant aidée, peut-être un peu au delà de ses forces, hier et avant-hier, à nos préparatifs de départ, et aujourd’hui à tout mettre en ordre, en arrivant ici ; mais, deux ou trois jours de repos la rétabliront ; le médecin a seulement ordonné la diète, de la limonade cuite et des bains de pieds, parce qu’elle s’est plainte d’un assez violent mal de tête.
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