D’ici là, tu m’as promis de m’écrire en route, si cela était possible. Ai-je besoin de te dire avec quelle anxiété, mon pauvre ami, nous attendons cette première lettre de toi.

Je dois d’abord te rassurer sur la santé de ta mère ; tu m’as surtout recommandé d’être d’une sincérité absolue en ce qui touche la santé des objets de notre affection ; je n’oublierai pas ta recommandation. Si quelque nouveau malheur nous frappait, je connais ton courage, ta résignation, mon Edmond : je tâcherai d’égaler ta fermeté.

La santé de notre bonne mère, si dangereusement atteinte lors de ton arrestation et de ton départ, s’est améliorée ; elle ne quitte cependant pas son lit ; elle éprouve encore de ces longs accès d’abattement, pendant lesquels elle ne semble ni voir, ni entendre, ce qui se passe autour d’elle ; mais, ses insomnies ont, en partie, cessé. Cette nuit, je l’ai veillée ; elle a bien reposé depuis deux heures du matin jusqu’au jour ; elle a dû faire un heureux songe en pensant à toi, mon ami ; sa douce et vénérable figure s’est épanouie pendant son sommeil ; par deux fois, elle a prononcé ton nom…

Nos enfants vont bien, et, à ma grande surprise, Albert, toujours si vif, si étourdi, si léger, semble, quoique moins âgé que sa sœur, mieux apprécier qu’elle certaines conséquences de ton exil. Albert, tu le sais, est assez peu soigneux ; hier, en nous aidant à nos préparatifs de déménagement, il a fait un accroc à sa blouse, il se désolait ; Honorine tâchait de l’apaiser.

– Notre pauvre papa n’est plus ici pour me donner des blouses neuves ; et maman et ma sœur auront la peine de raccommoder cet accroc, puisque tu t’en vas, Honorine – a-t-il répondu à notre servante.

Juliette, au contraire, au lieu de se montrer calme, réfléchie, contenue, selon son habitude, est, depuis ton départ, devenue très-bruyante, très-animée ; elle va, elle vient, elle ne peut rester un moment en place ; elle parle très-haut, sans trop souvent savoir ce qu’elle dit… J’ai fini par découvrir que la pauvre enfant cherchait à s’étourdir sur ton absence.

Tu te souviens que, lorsque nous t’avons accompagné depuis la prison jusqu’à la charrette,… Albert fondait en larmes ainsi que ta mère et moi ; Juliette seule ne pleurait pas, mais elle était d’une pâleur extraordinaire. Tu m’as regardée tristement, comme si un moment tu avais douté, malgré toi, de la tendresse de ta fille ; moi, j’étais loin d’en douter ; lorsque nous sommes rentrés à la maison, cette chère enfant s’est jetée à mon cou, en me disant :

– Pardon, mère,… je n’ai pas pu pleurer ; je ne peux pas pleurer… Mon Dieu ! ce n’est pas ma faute…

Ensuite, elle a été saisie d’une sorte de convulsion, mais ses yeux demeurèrent toujours secs. Honorine, qui couche dans la chambre des enfants, m’a dit, que pendant la nuit, vers les trois heures du matin, elle avait entendu Juliette sangloter. Celle douleur vivement ressentie, mais longtemps contenue, concentrée, s’explique par le caractère généralement peu expansif, peu en dehors de cette chère enfant, de qui la sensibilité est pourtant, tu le sais, excessive. Du reste, je te le répète, mon ami, elle et son frère vont bien.

Nous avons commencé hier nos préparatifs de déménagement. Cela m’a surtout affligée pour ta mère, habituée depuis si longtemps à notre petit jardin, et à y cultiver ses fleurs qu’elle aimait tant !… Puis, sa chambre, exposée au midi, recevait le moindre rayon de soleil ; mais, pauvre ami, tu l’as senti toi-même, dans la situation plus que précaire où nous sommes tombés, puisque tu n’es plus ici, toi dont le travail nous faisait tous vivre, un appartement de neuf cents francs par an est pour nous maintenant un luxe impossible.

Le hasard a voulu que j’aie trouvé à céder notre fin de bail, à la condition que les nouveaux locataires pourraient entrer immédiatement en jouissance de notre logement ; aussi, j’ai loué hier, dans le faubourg Banier, deux chambres et un petit cabinet, pouvant servir de cuisine ; le loyer est de cent trente francs par année ; ce prix est peut-être encore trop élevé pour nos faibles ressources ; mais, ce qui m’a décidée, c’est que l’une des deux chambres est exposée au levant et donne sur un jardin ; notre bonne mère aura donc un peu de soleil, et sous les yeux un peu de verdure ; je prendrai l’autre pièce pour moi et pour les enfants. Lorsque nous serons établis dans notre nouvelle demeure, je le la dépeindrai très-exactement ; au moins, mon ami, du fond de ton exil, tu pourras, pour ainsi dire : nous voir chez nous.

Je suis allée chez le maître et chez la maîtresse de pension des enfants, pour prévenir qu’ils ne continueraient pas leur externat ; notre position ne nous permettant plus cette dépense ; je tâcherai, ainsi que nous en sommes convenus dans la prison, de me mettre assez au courant des études d’Albert et de Juliette, pour les faire travailler, à l’aide de leurs livres de classe. Quel dommage d’interrompre ainsi leur éducation ! et, cela, au moment où ils commençaient à faire des progrès si remarquables !… Mais, hélas ! il en est maintenant de l’instruction de nos enfants comme du petit jardin de ta mère : c’est un luxe impossible ! !

J’ai aussi appris à Honorine qu’il nous était malheureusement impossible de la conserver à notre service ; je ne saurais t’exprimer la douleur de celle excellente fille à la pensée de nous quitter ; elle m’a offert de rester avec nous sans gages, me demandant seulement d’être nourrie et logée.

– Ma bonne Honorine – lui ai-je dit –, c’est à peine si nous sommes certains, ma mère, mes enfants et moi, de pouvoir, avec la plus rigoureuse économie, vivre au jour le jour… Comment ferions-nous pour vous garder près de nous ?

Ce matin, j’ai vendu, aux locataires qui nous remplacent, une grande partie de notre mobilier, sauf celui de la chambre de ta mère. Je leur ai cédé aussi notre batterie de cuisine, notre vaisselle de table, moins quelques porcelaines, dont notre bonne mère a l’habitude de se servir ; j’ai conservé nos couverts d’argent comme dernière ressource ; mais, j’ai vendu à l’orfèvre les bijoux que, chaque année, mon Edmond, tu me donnais au jour de l’an et au jour de ma fête ; j’ai aussi trouvé à céder ce beau schall et cette jolie robe en pièces, que tu m’avais rapportés cet été, lors de ton voyage à Paris.

Il m’en a bien coûté de me défaire de tes livres, sauf quelques-uns de tes ouvrages de prédilection, qui sont aussi les miens, les volumes reliés en basane verte…

Toutes ces ventes, soit que je ne m’entende pas trop à vendre, soit que les acheteurs aient spéculé sur l’occasion ; soit enfin, ce qui est probable, que les objets de luxe, lorsque l’on s’en défait, perdent les trois quarts de leur valeur, ces différentes ventes n’ont rapporté en tout que dix-neuf cent trente francs. Nous possédions quelques économies, montant à six cents francs, sur lesquelles tu n’as voulu, pauvre ami, emporter que cent francs ; il nous reste donc 2,430 francs. Je t’envoie 500 fr. par un mandat sur la poste de Brest ; tu me gronderas, sans doute ; mais, il me semble que quelque peu d’argent pourra t’aider à adoucir les rigueurs de ta position.

Je n’ai eu à débourser que le montant du mois courant de la pension des enfants, puisque nous avions heureusement l’excellente habitude de payer notre loyer d’avance et de régler nos dépenses chaque quinzaine ; j’ai payé, de plus, le médecin de notre bonne mère, y compris ses deux visites d’hier. Enfin, j’ai acquitté le mémoire du pharmacien, quelques petites notes, et soldé une année de loyer de notre nouveau logis ; j’ai cru, afin d’être plus tranquille, devoir faire cette avance. Notre mère, les enfants et moi, nous sommes du moins certains d’avoir un abri pendant un an…

Il nous reste dix-sept cents francs, nos douze couverts d’argent, les six petites cuillers à café et la cuiller à potage ; le tout au poids est, m’a-t-on dit, une valeur d’environ trois cents francs ; nos ressources s’élèvent donc à environ deux mille francs ; nous avons des vêtements, du linge, des chaussures pour l’année ; tu peux être, tu le vois, mon Edmond, complètement rassuré sur la question de notre vie matérielle pendant un an.

Je me suis déjà occupée de trouver quelque travail de couture pour Juliette et pour moi ; malheureusement les personnes qui, sous ce rapport, auraient pu, de préférence, nous venir en aide, ne sont plus ici ; et, pour des raisons que tu devineras, il me serait à peu près inutile d’aller frapper à d’autres portes ; cependant, Mme Dubreul, notre lingère, me donne l’espoir qu’à la condition de lui garder un secret absolu (tant elle craint de perdre le plus grand nombre de ses clients), elle tâcherait de m’occuper, si toutefois nous savons assez bien coudre pour qu’elle puisse nous confier de l’ouvrage. Afin de juger de notre savoir-faire, elle nous enverra une chemise toute taillée, que nous confectionnerons ; j’espère, malgré notre inexpérience de ce genre de travail, assez difficile, que Mme Dubreul sera contente de notre essai. Nous trouverions ainsi, Juliette et moi, d’utiles ressources qui nous permettraient de ménager notre petit avoir ; du reste, nous vivrons avec une sévère économie. Je me chargerai du service de ta mère ; je connais ses habitudes, ses goûts, et je ferai tous mes efforts pour qu’elle s’aperçoive le moins possible de notre changement de fortune. Afin de nous épargner les détails de la cuisine et ses inconvénients dans un très-petit appartement, je ferai apporter notre modeste dîner par le traiteur ; ce sera, je le crois, en fin de compte, plus économique. Juliette m’aidera dans les autres soins du ménage ; la chère enfant est, comme son frère, remplie de bonne volonté ; celui-ci s’est déjà attribué les fonctions de frotteur de nos deux chambres et de cireur de nos bottines ; de plus, il doit être le serviteur attentif de sa grand’mère.

Tu le vois, mon ami, sauf des événements imprévus, notre sort n’est nullement à plaindre. Mon Dieu ! fût-il cent fois plus précaire, il serait beau encore si tu le partageais ! Mais, non, tu vas vivre désormais loin de nous, sous un ciel de feu ; tu vas travailler à la terre,… travail si peu en rapport avec tes habitudes, avec tes forces, avec ta santé… Hélas ! pourtant, quel est ton crime ?

Pardon, mon ami, pardon ; ne crois pas que j’oublie tes dernières et solennelles paroles, au moment de notre séparation. Non, je ne les oublie pas, les voici :

– Adieu, ma bonne mère ; adieu, ma tendre Louise ; adieu, mes enfants bien aimés – nous as-tu dit en montant garrotté dans la voiture qui t’emmenait loin de nous –, la proscription me sera moins pénible, si j’emporte la certitude que, tout en regrettant du fond de l’âme un fils, un époux, un père, vous ne me plaindrez pas

Oh ! mon Edmond, j’entends encore l’accent doux et ferme de ta voix, en prononçant ces derniers mots, qui disaient la noblesse, la pureté de ton âme… Ces derniers mots seront toujours présents à ma pensée et à celle de tes enfants ; la dignité de ma résignation égalera la tienne ; résignation facile pour moi : ne suis-je pas entourée des chers objets de nos affections ?… tandis que toi ? seul… loin de nous tous,… sans amis peut-être !… Mais, je devine ta réponse. Non, tu n’es pas seul ! non, tu n’es pas abandonné !… Tu as une compagne qui, à chaque heure de tes rudes journées de travail, qui, à chaque heure de tes longues nuits d’insomnie, te consolera, t’encouragera dans l’exil ; cette compagne : c’est ta conscience.

Ah ! mon ami, cette pensée redoublera ma fermeté au milieu de ces jours d’épreuve !

J’interromps ma lettre… Albert et Juliette viennent d’entrer dans ma chambre.

– Tu pleures… – m’a dit Juliette –, tu écris donc à papa ?

– Oui, mes enfants, j’écris à votre père.

– Nous voudrions bien lui écrire un mot au bas de ta lettre – a ajouté Albert.

– Écrivez, mes enfants – leur ai-je répondu ; je leur ai cédé la place, et ils vont t’écrire :

« Bon petit père,

Nous pensons toujours à toi. Nous n’irons plus à la pension ; mais, nous ferons nos devoirs avec maman, et nous tâcherons de la contenter pour qu’elle te l’écrive, et que toi aussi, là-bas,… tu sois content de nous. Je t’embrasse comme dans ton lit,… tu sais bien,… le matin !…

ALBERT »

« Cher papa,

Je ne peux m’habituer à croire que tu n’es plus ici. Hier à cinq heures, à l’heure où tu rentrais ordinairement à la maison, on a sonné. J’ai couru ouvrir la porte, en criant : « C’est papa !… et… »

Je reprends la plume, mon ami.