Juliette n’a pu continuer de l’écrire ; les larmes l’ont aveuglée, elle suffoquait.

En effet, mon ami, ainsi que la pauvre enfant te l’écrivait, le hasard a voulu qu’hier on vînt sonner à la porte de l’appartement vers les cinq heures, heure à laquelle tu rentrais habituellement de ton bureau. Ce coup de sonnette nous a été au cœur à tous… Cinq heures ! C’était autrefois un des meilleurs moments de notre journée ! Les enfants couraient, à qui arriverait le premier, pour t’ouvrir la porte ; l’un s’emparait de ton portefeuille, l’autre de ton chapeau ; et puis, dans la belle saison, tu nous trouvais, ta mère et moi, occupées de nos fleurs dans le petit jardin, où tu entrais, nous disant : – Bonjour, bonne mère !… Bonjour, ma Louise !…

Mon Dieu ! c’est chaque jour un moment si doux, si saint ! que le retour du père de famille, lorsque, sa tâche accomplie, il revient au milieu des siens : mère, femme, enfants, que son travail fait vivre ! ! il est le génie tutélaire du foyer… Voilà ce que tu étais pour nous ! et maintenant !…

Enfin, Dieu merci ! la sonnette de notre nouvelle demeure ne nous rappellera aucun souvenir !

Je m’interromps encore ; Albert est allé dire à sa grand’mère qu’il venait de t’écrire ; et, quoiqu’elle soit encore très-faible, elle désire aussi t’adresser quelques mots. Je vais lui porter ma lettre dans son lit, d’où elle t’écrira.

« Mon Edmond, le meilleur des fils ! je t’embrasse de toute mon âme ; rassure-toi, je vais mieux… Notre Louise est un ange,… un ange !… »

Nous avons, mon ami, les enfants et moi, soutenu ta mère dans son lit pour qu’elle pût t’écrire ; car, sa faiblesse est encore extrême, ainsi que tu t’en apercevras au tremblement des caractères tracés par sa main ; mais, il y a une grande amélioration dans son état ; et avec des soins, du repos et surtout l’absence d’émotions vives, le médecin répond de tout. À bientôt, mon ami. Je t’embrasse comme je t’aime !

LOUISE.

P. S. Dis-moi par quelle voie je pourrai t’envoyer beaucoup de choses qui te manquent ; tu trouveras ces objets, à ton arrivée à Brest. J’oubliais de te dire que notre excellent ami, Scipion David, a heureusement échappé jusqu’ici à toutes les recherches ; il a, selon toute apparence, pu gagner la frontière de Belgique ; que Dieu lui soit en aide !… Je t’embrasse encore tendrement !

* * *

Le soir même de son départ, Edmond Morand, pendant une halte, eut l’occasion d’écrire quelques mots à sa femme, et dans cette lettre se trouvait le passage suivant :

… Maintenant, ma bien aimée Louise ! il s’agit de rendre service à un honnête homme, à un père cruellement inquiet du sort de sa femme et de ses enfants. J’ai parmi mes compagnons de route et d’exil, un journalier de notre département, nommé Sylvain Poirier. La confiance a été vite établie entre nous ; tous deux nous avions de vieux parents, une femme et des enfants bien aimés ; mais, lui, moins heureux que moi, n’a pu goûter les joies amères des adieux ; il a tout lieu de craindre que sa femme, dans un état de grossesse avancé, ne soit gravement malade, et il craint aussi pour la santé de son père, vieillard de soixante et quinze ans. Il ne savait à qui s’adresser pour recevoir des nouvelles certaines de sa famille ; la maison qu’il habitait étant très-éloignée de sa commune ; puis, la terreur est partout si grande, qu’il croit, non sans raison, que ceux à qui il pourrait écrire ne lui répondraient pas. Je te prie donc, ma bonne et adorée Louise, dès que tu auras reçu cette lettre, et si la santé de notre bonne mère te permet de t’absenter pendant quelques heures, je te prie donc de te rendre au village de Lailly ; ce village traversé, tu suivras toujours la grande route pendant une demi-lieue environ ; tu verras une croix, plantée à un endroit où la route fait un coude, et à environ vingt pas de cette croix, à gauche du chemin, tu trouveras la maison de M. Sylvain Poirier. Tu ne saurais te tromper, cette habitation est isolée de tous côtés. Tu entreras dans la maison, et tu te renseigneras par toi-même sur la situation de la famille de mon compagnon d’exil. C’est un homme d’un caractère assez ferme pour désirer savoir la vérité, toute la vérité ; si pénible qu’elle puisse être, elle est encore préférable à l’incertitude. Tu m’écriras donc le plus tôt possible (toujours à Brest, poste restante), le résultat de tes renseignements, et je les communiquerai à M. Sylvain Poirier ; tu diras à sa famille qu’il se porte bien, et que sa blessure est en voie de guérison.

* * *

Cette lettre reçue, Louise répondit ainsi :

Décembre 1851.

J’ai baisé mille fois ta lettre inattendue, mon Edmond ; je n’osais espérer d’avoir sitôt de les nouvelles ; grâce à Dieu ! elles ont été favorables ; tu n’as pas trop souffert des fatigues de la route.

Je t’apprendrai, tout d’abord, que, bien que notre bonne mère soit toujours d’une extrême faiblesse, son état s’est encore un peu amélioré ; le médecin continue surtout de recommander l’absence d’émotions vives ; un régime assez sévère mais réconfortant, du bouillon très-réduit, et un peu de vieux vin de Bordeaux. Malheureusement, il a prescrit cette ordonnance devant ta mère : – Je ne veux pas de vin de Bordeaux – a-t-elle dit –, c’est trop cher pour nous.

– Ma bonne mère ! le mal est fait – lui ai-je répondu – ; M. le docteur m’avait parlé de cela hier, et le vin est acheté.

Je me suis résignée à ce petit mensonge, afin de calmer les scrupules de ta mère ; d’ailleurs, son état, j’aime à te le répéter, s’est encore sensiblement amélioré, malgré la légère fatigue que lui a causé notre déménagement ; car, nous sommes établis depuis ce matin dans notre nouveau logis. J’ai trouvé aux bains une chaise à porteurs, bien close, nous l’avons garnie d’oreillers, et l’on a pu ainsi transporter notre bonne mère, chaudement enveloppée, jusqu’au palier de notre appartement ; nous l’avons ensuite placée dans son fauteuil, et ainsi portée jusqu’à son lit, où elle a reposé presque aussitôt très-paisiblement pendant trois heures.

Juliette (ne va pas, mon ami, t’alarmer), Juliette a eu un peu de fièvre cette nuit ; mais, nous a dit le médecin, c’est seulement une fièvre de courbature ; la chère enfant m’ayant aidée, peut-être un peu au delà de ses forces, hier et avant-hier, à nos préparatifs de départ, et aujourd’hui à tout mettre en ordre, en arrivant ici ; mais, deux ou trois jours de repos la rétabliront ; le médecin a seulement ordonné la diète, de la limonade cuite et des bains de pieds, parce qu’elle s’est plainte d’un assez violent mal de tête. Ainsi, mon ami, ne t’alarme pas ; je t’ai promis d’être franche. Juliette, à peine indisposée, n’est que courbaturée ; à l’heure où je t’écris (onze heures du soir), elle dort profondément, comme son frère, à quelques pas de moi.

Je veux, ainsi que je l’ai promis, te décrire notre nouveau logement, afin que de là-bas… tu nous voies ici.

Nous habitons le troisième et dernier étage d’une vieille maison assez délabrée ; nos chambres ne sont pas mansardées, bien que la pente du toit avoisine les fenêtres. On entre, d’abord, dans un cabinet éclairé par un jour de souffrance ; ce cabinet communique à la pièce que j’occupe ; celle-ci est assez grande, et son papier gris, à petits bouquets jaunâtres, n’est pas malpropre ; le sol est carrelé ; à gauche de la porte, s’ouvre une fenêtre d’où l’on voit les murs et les toits des maisons voisines ; en face de cette croisée, se trouve une autre porte (c’est celle de la chambre de ta mère) ; de chaque côté de cette porte, il y a une alcôve ; dans l’une, j’ai placé mon lit et celui de Juliette, et dans l’autre le lit d’Albert ; j’ai garni la fenêtre avec les rideaux de perse verte et blanche de notre ancienne salle à manger. L’ameublement se compose de notre commode, de notre secrétaire, de la grande armoire de noyer, d’une table et de quelques chaises. J’ai, je te l’ai dit, vendu le reste de notre mobilier.

La chambre de ta mère est un peu moins grande que la nôtre, et exposée au levant ; elle a vue sur un jardin ; le lit fait face à la cheminée ; la croisée est en regard de la porte ; le papier bleu, à rayures d’un bleu plus foncé, est assez frais ; près de la cheminée, le grand fauteuil de ta mère ; à côté, le guéridon d’acajou, sur lequel sont placés d’habitude son panier à ouvrage, ses lunettes et ses livres ; devant le fauteuil, son tabouret ; à droite de la petite glace de la cheminée, est suspendu le portrait de ton père ; à gauche, ton portrait, à toi, lorsque tu étais enfant, et au-dessous de chaque cadre, le secrétaire d’un côté et la commode de l’autre ; enfin, dans l’angle et près de la croisée, le petit bureau dont notre bonne mère se sert pour écrire. En un mot, mon ami, sauf le jardin de plain-pied et la différence de tenture, figure-toi absolument les mêmes dispositions que dans la chambre qu’occupait ta mère dans notre ancienne demeure ; elle retrouvera, du moins ici, toutes ses habitudes, chose si précieuse à son âge.

Maintenant que de là-bas… tu peux nous voir ici, je te dirai quel sera l’emploi de nos journées.

Au point du jour, nous nous lèverons ; les enfants et moi, nous ferons le ménage, et ensuite je m’occuperai de leur toilette ; puis, nous irons dire bonjour à ta mère ; je leur donnerai leur leçon du matin, près de son lit, nous en sommes convenus avec elle, cela la distraira ; nous déjeunerons de café au lait, seul repas préparé à la maison, et ces préparatifs seront une petite récréation pour les enfants ; ils descendront ensuite jouer dans la cour, qui, malheureusement, est sombre et étroite ; mais, enfin, ils y prendront l’air et pourront y faire un peu d’exercice. Pendant ce temps-là, je m’occuperai de notre bonne mère ; je mettrai sa chambre en ordre, je ferai son lit comme elle aime qu’il soit fait. Les enfants travailleront avec moi, de nouveau, jusqu’à trois heures ; ils iront encore jouer dans la cour jusqu’à la nuit ; le traiteur nous apportera notre dîner à six heures, et pendant la soirée, nous nous occuperons, Juliette et moi, des travaux de couture que l’on m’a promis, tandis qu’Albert s’amusera, selon son habitude, à dessiner, ou fera quelque lecture à sa grand’mère. Notre entretien, tu le devines, roulera toujours sur toi, sur nos souvenirs, sur nos regrets, sur nos espérances !… Il ne nous est pas, je crois, défendu d’espérer ?…

Enfin, à neuf heures, je coucherai les enfants ; et je resterai près de notre bonne mère, jusqu’à ce qu’elle veuille dormir ; alors, je rentrerai dans ma chambre, j’embrasserai Juliette et Albert ; et, comme toujours, mon Edmond, tu auras ma dernière pensée…

Voilà quelle sera notre vie. Ai-je besoin d’ajouter, que ni ta mère, ni moi, ni les enfants, nous ne regrettons en rien notre aisance passée. Tu nous disais toujours avec sagesse : Pour être satisfaits de notre sort, regardons, non pas AU-DESSUS, mais AU-DESSOUS de nous. Plus que jamais nous sentons la vérité de ces paroles ; si nous n’avons plus le superflu, du moins nous avons le nécessaire, et combien en est-il, qui, plus à plaindre que nous, manquent du nécessaire !…

Hélas ! moralement, notre nécessaire, à nous,… c’était TOI… Enfin ! !

Tu verras, mon ami, à cet endroit de ma lettre, que j’ai pleuré ; oui, je l’avoue, j’ai longtemps pleuré ;… mais, ni ta mère, ni les enfants ne m’ont vue ; ils dorment, et j’évite toujours, autant qu’il m’est possible, de pleurer en leur présence, afin de ne pas augmenter leur chagrin.

Bonsoir, mon ami ! Je ne ferme pas cette lettre ; demain, je louerai une voiture, afin d’aller, selon tes indications, chercher les renseignements relatifs à ton compagnon d’exil ; Juliette sera, je n’en doute pas, en état de m’accompagner, ainsi qu’Albert ; ce sera une distraction et une promenade pour nos enfants.