Par une nuit de printemps, froide comme va être celle qui s’approche ce soir, les apôtres dormaient là, les yeux appesantis d’un sommeil de fatigue et d’angoisse (Mathieu, XXVI, 40, 43 ; Marc, XIV, 40), tandis que le Christ s’était éloigné d’eux dans le jardin, « à la distance d’un jet de pierre », pour se recueillir et prier dans l’attente de la mort. C’est sous cet abri que Jésus revint par trois fois les éveiller et qu’il fut environné enfin par la troupe armée, accourue avec des lanternes et des flambeaux pour se saisir de lui.

Cette voûte de rochers, qui se tient là, muette sur nos têtes, a vu ces choses et les a entendues…

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Pour entrer au jardin de Gethsémani, qui est situé à quelques pas plus loin, au flanc du mont des Oliviers, il faut frapper à la porte d’un couvent de moines franciscains qui gardent jalousement ce lieu.

Un jardinet mignard, entouré d’un mur blanc sur lequel on a peinturluré un Chemin de Croix. Huit oliviers – millénaires, il est vrai, sinon contemporains du Christ, – mais enfermés derrière des grilles pour empêcher les pèlerins d’en détacher des rameaux ; alentour, des petites plates-bandes qu’un frère est occupé à ratisser et où poussent de communes fleurs de printemps, des giroflées jaunes et des anémones… Plus rien du Grand Souvenir ne persiste en cet endroit banalisé ; des moines ont accompli ce tour de force : faire de Gethsémani quelque chose de mesquin et de vulgaire. Et l’on s’en va, l’imagination déçue, le cœur fermé…

Heureusement, peut-on se dire que le lieu de la suprême prière du Christ n’est pas déterminé à cent mètres près ; à côté du petit enclos des Franciscains, sur la triste montagne pierreuse, il y a d’autres vergers d’oliviers aux souches antiques, – et là, il sera possible de revenir, par les tranquilles nuits froides, songer seul et appeler des ombres…

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Mais des impressions du grand passé nous reprennent bientôt, quand, au jour baissant, nous nous retrouvons dans la partie intacte, désolée, de la vallée de Josaphat. « Ici, regardez, nous dit le Père blanc ; des aspects contemporains du Christ subsistent encore. » Et il nous désigne, dans le morne déploiement de ce paysage biblique, les choses changées et les choses qui ont dû persister, toujours pareilles. Parmi des pierres tombales, sur ce sol empli d’ossements humains, nous nous sommes arrêtés, faisant face à Jérusalem, qui, vue de ce côté, domine la vallée des morts comme une ville fantôme. La forme générale des montagnes, naturellement, est demeurée immuable. Dans nos plus proches alentours, sur ce versant oriental par lequel nous descendons, gît la multitude infinie des tombes d’Israël. Là-bas, derrière nous, Siloe, amas de ruines et de cavernes sépulcrales, aujourd’hui repaire de Bédouins sauvages, regarde aussi dans la sombre vallée où nous sommes. Sur notre gauche, l’antique Ophel, à l’abandon, n’est plus qu’une colline couverte d’oliviers et de vestiges de murailles. Et devant nous, tout en haut, couronnant le versant opposé au nôtre, les grands murs crénelés de Jérusalem se dressent, d’un gris sombre, droits et uniformes dans toute leur longueur ; en leur milieu seulement, dans un bastion carré qui s’avance, une porte d’autrefois se dessine encore, murée sinistrement. C’est le côté du Haram-ech-Cherif, de l’Enceinte Sacrée, et cette partie des remparts n’enferme que l’esplanade déserte de la mosquée bleue ; aussi ne voit-on rien apparaître au-dessus de ces interminables rangées de créneaux – comme s’il n’y avait, par derrière, que du vide et de la mort. Bien non plus à l’extérieur ; ces abords du sud-ouest de Jérusalem sont comme ceux d’une nécropole oubliée ; ni passants, ni voitures, ni caravanes, ni routes ; à peine quelques sentiers solitaires parmi les tombes, quelques montées de chèvres, serpentant sur les parois abruptes des ravins.

Les abords du Gethsémani que nous venons de quitter, et qui étaient si animés tout à l’heure sur le passage de l’archimandrite, se sont vidés à l’approche du soir. Dans la vallée de Josaphat, il n’y a plus que nous – et, au loin, quelques pâtres bédouins qui rassemblent leurs troupeaux en jouant de la musette.

Nous cheminons dans les derniers replis d’en bas, vers Ophel, suivant le cours desséché du Cédron ; ici, il n’est plus qu’un mince ruisseau, le torrent dont parle l’Évangile, et son lit d’ailleurs a été en partie comblé par tout ce qui y est tombé de là-haut, à des siècles d’intervalle : décombres, ruines de murailles, éboulements de ce temple tant de fois saccagé et détruit. Le soleil s’en va, s’en va, nous laissant plonger de plus en plus dans l’ombre froide, tandis qu’une lueur rouge d’incendie éclaire encore la hauteur mélancolique de Siloe et le faîte du mont des Oliviers.

Nous sommes arrivés tout auprès de ces trois grands mausolées qui se suivent et qu’on appelle les tombeaux d’Absalon, de Josaphat et de saint Jacques. Je ne sais ce qu’il y a dans leur forme, dans leur couleur, dans tout leur aspect, de si étrangement triste ; le soir, cela s’accentue encore : c’est d’eux sans doute qu’émane, bien plus que des myriades de petites tombes pareilles semées dans l’herbe, l’immense tristesse de cette vallée du Jugement dernier. Tous trois sont monolithes, taillés à même et sur place dans les rochers. Il n’y a plus rien là dedans ; depuis des siècles, ils ont été vidés de leurs cadavres et de leurs richesses ; par leurs ouvertures, entre leurs colonnes doriques, ce que l’on aperçoit à l’intérieur, c’est le noir de dessous terre, l’obscurité sépulcrale ; cela leur donne la même expression que celle de ces têtes de mort qui ont en guise d’yeux des trous noirs, et ils ont l’air de regarder devant eux, éternellement, dans la sombre vallée. Non seulement ils sont tristes, mais ils font peur…

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Maintenant, nous allons traverser le lit du Cédron, par une sorte de petite chaussée, de petit pont d’une haute antiquité, qui n’a pas été détruit ; puis, sur l’autre versant, nous monterons par des sentiers jusqu’à la grande muraille d’en haut, pour rentrer dans Jérusalem.

— « La veille de la Passion, nous dit le Père blanc, lorsque le Christ, sortant de la ville, monta Gethsémani, il est au probable qu’il passa ici même, car vraisemblablement c’était autrefois le seul point où le torrent pouvait être franchi…»

Alors, nous nous arrêtons de nouveau, pour contempler mieux nos silencieux alentours. Les lueurs rouges sur Siloe viennent de s’éteindre ; on en voit traîner encore de derniers reflets, plus haut, sur les cimes. L’appel grêle des musettes de bergers s’est perdu dans le lointain ; le vent s’est levé et il fait froid.

Par une soirée de cette même saison, sur la fin d’un jour de printemps comme celui-ci, Jésus, à cet endroit même, a dû passer ! À la faveur de l’identité des lieux, de la saison et de l’heure, une évocation soudaine se fait dans nos esprits de cette montée du Christ au Gethsémani… La muraille du Temple – devenue celle du Haram-ech-Cherif – s’étendait là-haut, en ce temps-là comme aujourd’hui, découpée peut-être sur des nuages pareils ; ses assises inférieures, du reste, composées de grandes pierres salomoniennes, étaient celles que nous voyons encore, et son angle sud, qui domine si superbement l’abîme, se dressait dans le ciel à la même place ; tout cela seulement était plus grandiose, car ces murs du Temple, enfouis à présent de vingt-cinq mètres dans de prodigieux décombres, avaient jadis cent vingt pieds de haut, au lieu de cinquante, et devaient jeter dans la vallée une oppression gigantesque, Siloe sans doute était moins en ruine, et Ophel existait encore ; l’inouïe désolation annoncée par les prophètes n’avait pas commencé de planer sur Jérusalem. Mais il y avait la même lumière et les mêmes lignes d’ombre. Le vent des soirs de printemps amenait le même frisson et charriait les mêmes senteurs. Les plantes sauvages – petites choses si frêles et pourtant éternelles, qui finissent toujours par reparaître obstinément aux mêmes lieux, par-dessus les décombres des palais et des villes – étaient, comme maintenant, des cyclamens, des fenouils, des graminées fines, des asphodèles. Et le Christ, en s’en allant pour la dernière fois, put promener ses yeux, distraits des choses de la terre, sur ces milliers de petites anémones rouges, dont l’herbe des tombes est ici partout semée, comme de gouttes de sang.

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Contournant l’angle sud des murailles, nous rentrons dans Jérusalem par l’antique porte des Moghrabis. Personne non plus, à l’intérieur des remparts ; on croirait pénétrer dans une ville morte. Devant nous, ces ravins de cactus et de pierres qui séparent le mont Moriah des quartiers habités du mont Sion, – terrains vagues, où nous cheminons en longeant l’enceinte de cet autre désert, le Haram-ech-Cherif, qui jadis était le Temple.

C’est vendredi soir, le moment traditionnel où, chaque semaine, les Juifs vont pleurer, en un lieu spécial concédé par les Turcs, sur les ruines de ce temple de Salomon, qui « ne sera jamais rebâti ». Et nous voulons passer, avant la nuit, par cette place des Lamentations. Après les terrains vides, nous atteignons maintenant d’étroites ruelles, jonchées d’immondices, et enfin une sorte d’enclos, rempli du remuement d’une foule étrange qui gémit ensemble à voix basse et cadencée. Déjà commence le vague crépuscule.