Alors l’objection tombe, rien n’en subsiste plus, et on peut continuer d’admettre comme authentique ce lieu vénérable, d’où monte vers le ciel, depuis tant de siècles, une immense et incessante prière.
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En sortant de chez les Dominicains, je me dirige, sur leurs indications, vers le lieu de ces fouilles nouvelles. Entré dans Jérusalem par la porte de Jaffa, je descends la rue des Chrétiens et, passant devant le Saint-Sépulcre, tête nue comme il est d’usage, je vais frapper à la porte d’un couvent russe, – qui s’ouvre, par exception, malgré l’heure tardive.
Derrière la chapelle, à cinq ou six mètres au-dessous du sol contemporain, les précieuses découvertes, soigneusement déblayées, s’abritent sous de grandes voûtes d’église, tout uniment blanches.
C’est d’abord une voie hérodienne, pavée de pierres striées, comme celles des caveaux d’hier, – vraisemblablement la continuation et la fin de cette même Voie Douloureuse qui commence là-bas, sous le couvent des Filles de Sion, pour aboutir ici, tout à côté de la basilique du Saint-Sépulcre, au pied même du Calvaire. Puis, c’est un fragment indiscutable des vieux remparts de Jérusalem ; c’est le seuil, ce sont les soubassements d’une des portes de la ville par laquelle cette sombre voie passe et sort – pour monter en tournant dans la direction de la Basilique et s’enfouir là, sous les terrassements anciens, à la base du Golgotha.
Toutes ces choses massives et frustes, d’une couleur rougeâtre comme la terre, laissées telles quelles, sous des voûtes blanches, sans un ornement, sans un tabernacle, sans une lampe, font l’effet de ces débris morts qui gisent dans les musées, – sauf qu’elles sont restées en place et qu’elles ont leurs attaches profondes dans le sol » Le rempart est composé de ces blocs, de dimensions cyclopéennes, qui dénotent les constructions antiques, et le seuil de cette porte de ville est une pierre géante, où se voient encore les trous pour les gonds énormes, l’entaille centrale pour les barres de fermeture.
Elle est étrange et unique, cette voie, tout de suite perdue dans un impénétrable grand mur et, quand même, désignant la montée et la direction du Calvaire, avec une sorte de geste indicateur mutilé, brisé, mais indéniable et décisif. Et comme il est émotionnant à regarder, ce seuil, qui a conservé le poli des usures millénaires – et où sans doute se sont posés les pieds du Christ, alourdis du poids de la croix ! …
« Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? » dit l’ange annonciateur de la résurrection (saint Luc, XXIV, 5) ; et ces mots sont devenus comme la devise des chrétiens évangéliques, pour lesquels les lieux saints comptent à peine. Mais j’ai cessé d’être des leurs, et, comme je ne pourrai jamais marcher avec les multitudes qui dédaignent le Christ ou l’oublient, je suis retombé au nombre de ceux qui le cherchent désespérément parmi les morts. Et je poursuis partout ici son ombre, inexistante peut-être, mais demeurée quand même adorable et douce. Et je subis, sans le comprendre, le sortilège de son souvenir – seul des souvenirs humains qui ait gardé le pouvoir de faire encore couler les bienfaisantes larmes. Et je m’abîme et m’humilie, en un recueillement profond, devant ce funèbre vieux seuil, exhumé hier, sur lequel peut-être Jésus a fait ses derniers pas, le matin où il s’en allait, angoissé comme le moindre d’entre nous, au grand mystère de sa fin…
XII
Jeudi, 5 avril.
… Erré à cheval, au déclin du soleil, dans la triste campagne de Jérusalem, du côté du Levant et du Nord.
Comme il est pâle, ici, le printemps, – pâle, voilé et froid ! Il est vrai, nous sommes sur les hauts plateaux de Judée, à huit cents mètres environ au-dessus du niveau des mers, déjà dans la région des vents et des nuages.
Campagnes de pierres grisâtres, parsemées d’oliviers frêles ; par terre, une herbe courte et rare, et toujours les mêmes fleurs, des anémones, des iris, des cyclamens.
Un vent très frais s’est levé à l’approche du soir ; de longs nuages effilés arrivent de l’ouest et courent dans le ciel jaune. Le sol est jonché de ruines, plein de cavernes et de sépulcres, et, de temps à autre, au hasard des collines de pierres et des vallées de pierres, la muraille de Jérusalem, dans le lointain, apparaît ou se cache, toujours farouche et haute, évoquant les grands fantômes des Croisés et de Saladin.
Je m’arrête successivement à ces deux nécropoles souterraines, qui sont percées en labyrinthe au cœur des rochers et que les voyageurs visitent toujours : l’une appelée le « Tombeau des rois » et qui était vraisemblablement le lieu de sépulture de la reine d’Abidème avec ses fils ; l’autre, appelée le « Tombeau des juges » et qui, au dire des plus récents archéologues, fut creusée pour les membres du Sanhédrin. Toutes deux témoignant du faste grandiose des vieux temps, et toutes deux, vides, profanées, fouillées on ne sait combien de fois, pendant les invasions et les pillages.
XIII
Vendredi, 6 avril.
C’est le jour que le Père S… a bien voulu fixer pour me conduire à la vallée de Josaphat et au Gethsémani.
L’archimandrite russe est mort hier, et on doit l’emporter tout à l’heure de ce côté-là, au-dessus du Gethsémani, au mont des Oliviers, pour l’y enterrer. Alors la route que nous suivons – et qui contourne extérieurement, du côté du nord, les murs de Jérusalem, – est envahie par des gens qui veulent voir défiler ce cortège. Et tous les mendiants aussi, tous les estropiés, tous les aveugles sont là, échelonnés le long du parcours, assis comme des gnomes au pied des remparts de Selim II, sur les pierres qui bordent le chemin.
Puis, quand nous tournons l’angle oriental de la ville et que la vallée de Josaphat s’ouvre, en grand précipice devant nous, elle apparaît ce soir d’une animation extraordinaire. Lieu habituel du morne silence, elle est par exception remplie de bruit et de vie. Des Grecs, des Arabes, des Bédouins, des Juifs ; des femmes surtout, des groupes de longs voiles blancs parmi les tombes, attendent que passe le corps du vieil archimandrite, dont la sépulture sera de l’autre côté de cette sombre vallée, sur la montagne d’en face.
Descendons d’abord jusqu’au plus bas du ravin, traversons le lit desséché du Cédron, et là, avant de remonter vers le Gethsémani, nous nous arrêterons au tombeau de la Vierge : une antique église du IVe siècle que, depuis plus de mille ans, toutes les religions se sont disputée et arrachée. Elle appartient aujourd’hui en commun aux Arméniens et aux Grecs ; mais les Syriens, les Mahométans, les Abyssins et les Cophtes y possèdent tous un endroit réservé pour leurs prières, et les Latins seuls en sont exclus.
Extérieurement, on n’en voit rien, qu’une triste façade de mausolée, dont les pierres noirâtres sont envahies par les herbes des ruines : au milieu, une antique porte de forteresse aux clous énormes, toute déjetée sous son armature de fer, – et un seuil de fer, usé sous les pas des pieuses foules.
Dès l’entrée, une obscurité subite, une âcre odeur de moisissure et de caverne, où se mêle le parfum de l’encens ; des haillons suspendus, des grabats sordides et défaits, qui servent aux gardiens de ce lieu rempli d’argent et d’or. On a devant soi un escalier monumental qui s’enfonce dans la terre, sous une sorte de nef d’église, inclinée aussi et en descente rapide, comme l’escalier, vers les profondeurs obscures. Cette voûte penchée, aux arceaux d’un gothique primitif et lourd, est l’ouvrage des Croisés qui, en arrivant, déblayèrent l’église byzantine d’en dessous, en ce temps-là convertie en mosquée et à moitié enfouie ; sur les principales pierres, du reste, la marque des tâcherons Francs du XIIIe siècle se lit encore…
À l’usure des marches, au luisant noir des murailles, on prend de prime abord conscience d’une antiquité extrême.
On descend et ce que l’on aperçoit en bas ressemble plus à une grotte qu’à une église ; cependant, de la voûte, retombent, comme de merveilleuses stalactites, des centaines de lampes d’argent ou d’or, accrochées en guirlandes ou en chapelets.
Il est irrégulier et tourmenté, cet intérieur de crypte ; il est tout en petits recoins incompréhensibles, où cherchent à s’isoler les uns des autres les autels des cinq ou six cultes ennemis. On y trouve même, dans un coin près du tombeau, au milieu de tant de symboles chrétiens, un mihrab de mosquée pour les Mahométans, – qui ont voué, comme on sait, une vénération particulière à « Madame Marie, mère du prophète Jésus ». Ici, plus encore qu’au Saint-Sépulcre, le contraste est étrange entre les richesses d’ancienne orfèvrerie, partout amoncelées, et l’usure millénaire, le délabrement, l’air de caducité mourante : des voûtes à demi brisées, des pierres frustes, de grossières maçonneries, des fragments de roches souterraines ; tout cela, enfumé et noirâtre, suintant d’humidité à travers les toiles d’araignée et la poussière. Il fait nuit comme dans un caveau pour les morts. Il y a des couloirs ténébreux, murés depuis des siècles, des commencements d’escaliers qui allaient jadis on ne sait où et qui se perdent aujourd’hui dans la terre. Il y a d’autres tombeaux aussi, qui passent pour ceux de saint Joseph, de sainte Anne, des parents de la Vierge ; il y a même une citerne, enfermant une eau réputée miraculeuse. Çà et là, de vieux brocarts, cloués sur le rocher, pendent comme des loques, ou bien de vieilles broderies orientales, jetées sur les murs, s’émiettent et pourrissent. Et les cierges et l’encens fument ici sans cesse, dans l’étouffement funèbre de ce lieu, sous cette espèce de pluie, de givre d’argent et d’or, qui est une profusion de lampes et de lustres sacrés, de tous les styles et de tous les temps.
L’authenticité de cet étrange sanctuaire est bien contestable ; elle est même formellement contredite par le troisième concile général tenu à Éphèse en l’an 341 et qui place à Éphèse même le tombeau de la Vierge, à côté du tombeau de saint Jean, son fils d’adoption. Les érudits en sont aussi à discuter si c’est bien sainte Hélène qui fonda la basilique primitive, en même temps que celle du Saint-Sépulcre ; mais tel qu’il est, dans sa naïve barbarie, ce lieu demeure l’un des plus singuliers de Jérusalem.
Tandis que nous remontons de l’obscurité d’en bas, par le large escalier noir des Croisés, un chant grave et magnifique nous arrive du dehors, un chœur qui se rapproche, chanté à pleine voix rude par des hommes en marche : c’est l’enterrement de l’archimandrite ; c’est le spectacle que la foule attendait et qui s’offre à nous au sortir de l’église souterraine, dans la lumière subitement reparue.
En tête, cheminent des gens en robes de brocart, portant, au bout de hampes, des croix d’argent et des soleils d’or ; puis, viennent les prêtres, les chanteurs de cette funèbre marche. Et enfin, le vieil archimandrite s’avance et passe, le visage découvert, livide, couché sur des fleurs ; il traverse le lit du Cédron et, emporté les pieds en avant, plus hauts que la tête, il commence de s’élever sur la montagne sacrée où il va dormir. Auprès de nous, – qui le regardons, arrêtés contre les antiques portes de fer, – des Musulmans sont agenouillés, tournant dédaigneusement le dos au cortège et priant Madame Marie, avant de descendre dans son tombeau ; ils portent le turban vert des pèlerins qui reviennent de la Mecque ; leurs groupes et leurs prières, tout cela est du plus pur Islam, bizarrement mêlé à ce défile du vieux rite orthodoxe russe. Et l’ensemble caractérise bien cette Babel des religions, qui est Jérusalem… Nous sommes au plus profond du ravin, surplombés de tous côtés ; derrière le cortège qui s’éloigne, avec ses chants et ses emblèmes, la sombre vallée de Josaphat déroule la succession infinie de ses tombes ; du côte du levant sont les cimetières d’Israël, dominés par le Gethsémani et le mont des Oliviers ; et du côté de l’ouest s’étagent les cimetières musulmans, que couronne, presque montée dans le ciel, la haute muraille grise de Jérusalem…
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Cependant, nous nous rendons au Gethsémani, et j’aurais voulu du silence. Pour la première fois de ma vie, je vais pénétrer – oh ! si anxieusement – dans ce lieu dont le nom seul, à distance, avait le grand charme profond, et je ne prévoyais pas tout ce monde, cet enterrement pompeux, ces gens quelconques attroupés là pour un spectacle…
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D’abord, entrons dans la grotte dite de l’ « Agonie », – devenue aujourd’hui une chapelle à voûte de clocher, – qui passe, depuis le XIVe siècle, pour le lieu de l’agonie du Christ, mais qui, d’après une indiscutable tradition primitive, est l’abri où, la nuit de la Passion, sommeillaient les apôtres. Si tant d’autres lieux saints, à Jérusalem, ne sont que conjecturés et probables, celui-ci ne saurait être contesté, pas plus que le Gethsémani, d’ailleurs, qui, à aucune époque de l’histoire, n’a changé de nom.
Les petits autels, très antiques, très modestes et d’aspect délaissé, ne défigurent pas cette grotte, dont l’ensemble a dû peu varier depuis dix-neuf siècles.
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