Le fond de cette place, entourée de sombres murs, est fermé, écrasé par une formidable construction salomonienne, un fragment de l’enceinte du Temple, tout en blocs monstrueux et pareils. Et des hommes en longues robes de velours, agités d’une sorte de dandinement général comme les ours des cages, nous apparaissent là vus de dos, faisant face à ce débris gigantesque, heurtant du front ces pierres et murmurant une sorte de mélopée tremblotante.
L’un d’eux, qui doit être quelque chantre ou rabbin, semble mener confusément ce chœur lamentable. Mais on le suit peu ; chacun, tenant en main sa bible hébraïque, exhale à sa guise ses propres plaintes.
Les robes sont magnifiques : des velours noirs, des velours bleus, des velours violets ou cramoisis, doublés de pelleteries précieuses. Les calottes sont toutes en velours noir, – bordées de fourrures à longs poils qui mettent dans l’ombre les nez en lame de couteau et les mauvais regards. Les visages, qui se détournent à demi pour nous examiner, sont presque tous d’une laideur spéciale, d’une laideur à donner le frisson : si minces, si effilés, si chafouins, avec de si petits yeux sournois et larmoyants, sous des retombées de paupières mortes ! … Des teints blancs et roses de cire malsaine, et, sur toutes les oreilles, des tire-bouchons de cheveux, qui pendent comme les « anglaises » de 1830, complétant d’inquiétantes ressemblances de vieilles dames barbues.
Il y a des vieillards surtout, des vieillards à l’expression basse, rusée, ignoble. Mais il y a aussi quelques tout jeunes, quelques tout petits Juifs, frais comme des bonbons de sucre peint, qui portent déjà deux papillotes comme les grands, et qui se dandinent et pleurent de même, une bible à la main. Ce soir, du reste, ils sont presque tous des « Safardim », c’est-à-dire des Juifs revenus de Pologne, étiolés et blanchis par des siècles de brocantages et d’usure, sous les ciels du Nord ; très différents des « Ackenazim », qui sont leurs frères revenus d’Espagne ou du Maroc et chez lesquels on retrouve des teints bruns, d’admirables figures de prophètes.
En pénétrant dans ce cœur de la juiverie, mon impression est surtout de saisissement, de malaise et presque d’effroi. Nulle part je n’avais vu pareille exagération du type de nos vieux marchands d’habits, de guenilles et de peaux de lapin ; nulle part, des nez si pointus, si longs et si pâles. C’est chaque fois une petite commotion de surprise et de dégoût, quand un de ces vieux dos, voûtés sous le velours et la fourrure, se retourne à demi, et qu’une nouvelle paire d’yeux me regarde furtivement de côté, entre des papillotes pendantes et par-dessous des verres de lunette. Vraiment, cela laisse un indélébile stigmate, d’avoir crucifié Jésus ; peut-être faut-il venir ici pour bien s’en convaincre, mais c’est indiscutable, il y a un signe particulier inscrit sur ces fronts, il y a un sceau d’opprobre dont toute cette race est marquée…
Contre la muraille du temple, contre le dernier débris de leur splendeur passée, ce sont les lamentations de Jérémie qu’ils redisent tous, avec des voix qui chevrotent en cadence, au dandinement rapide des corps :
— À cause du temple qui est détruit, s’écrie le rabbin,
— Nous sommes assis solitaires et nous pleurons ! répond la foule.
— À cause de nos murs qui sont abattus,
— Nous sommes assis solitaires et nous pleurons !
— À cause de notre majesté qui est passée, à cause de nos grands hommes qui ont péri,
— Nous sommes assis solitaires et nous pleurons !
Et il y en a deux ou trois, de ces vieux, qui versent de vraies larmes, qui ont posé leur bible dans les trous des pierres, pour avoir les mains libres et les agiter au-dessus de leur tête en geste de malédiction.
Si les crânes branlants et les barbes blanches sont en majorité au pied du Mur des Pleurs, c’est que, de tous les coins du monde où Israël est dispersé, ses fils reviennent ici quand ils sentent leur fin proche, afin d’être enterrés dans la sainte vallée de Josaphat. Et Jérusalem s’encombre de plus en plus de vieillards accourus pour y mourir.
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En soi, cela est unique, touchant et sublime : après tant de malheurs inouïs, après tant de siècles d’exil et de dispersion, l’attachement inébranlable de ce peuple à une patrie perdue ! Pour un peu on pleurerait avec eux, – si ce n’étaient des Juifs, et si on ne se sentait le cœur étrangement glacé par toutes leurs abjectes figures.
Mais, devant ce Mur des Pleurs, le mystère des prophéties apparaît plus inexpliqué et plus saisissant. L’esprit se recueille, confondu de ces destinées d’Israël, sans précédent, sans analogue dans l’histoire des hommes, impossibles à prévoir, et cependant prédites, aux temps mêmes de la splendeur de Sion, avec d’inquiétantes précisions de détails.
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Ce soir est, paraît-il, un soir spécial pour mener deuil, car cette place est presque remplie. Et, à tout instant, il en arrive d’autres, toujours pareils, avec le même bonnet à poils, le même nez, les mêmes anglaises sur les tempes ; aussi sordides et aussi laids, dans d’aussi belles robes. Ils passent, tête baissée sur leur bible ouverte, et, tout en faisant mine de lire leurs jérémiades, nous jettent, de côté et en dessous, un coup d’œil comme une piqûre d’aiguille ; – puis vont grossir l’amas des vieux dos de velours qui se pressent le long de ces ruines du Temple : avec ce bourdonnement, dans le crépuscule, on dirait un essaim de ces mauvaises mouches, qui parfois s’assemblent, collées à la base des murailles.
— Ramène les enfants de Jérusalem ! .. Hâte-toi, hâte-toi, libérateur de Sion ! …
Et les vieilles mains caressent les pierres, et les vieux fronts cognent le mur, et, en cadence, se secouent les vieux cheveux, les vieilles papillotes…
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Quand nous nous en allons, remontant vers la ville haute par d’affreuses petites ruelles déjà obscures, nous en croisons encore, des robes de velours et des longs nez, qui se dépêchent de descendre, rasant les murs pour aller pleurer en bas. Un peu en retard, ceux-là, car la nuit tombe ; – mais, vous savez, les affaires ! … Et au-dessus des noires maisonnettes et des toits proches, apparaît au loin, éclairé des dernières lueurs du couchant, l’échafaudage des antiques petites coupoles dont le mont Sion est couvert.
En sortant de ce repaire de la juiverie, où l’on éprouvait malgré soi je ne sais quelles préoccupations puériles de vols, de mauvais œil et de maléfices, c’est un soulagement de revoir, au lieu des têtes basses, les belles attitudes arabes, au lieu des robes étriquées, les amples draperies nobles.
Puis, le canon tonne au quartier turc et c’est, ce soir, la salve annonciatrice de la lune nouvelle, de la fin du ramadan. Et Jérusalem, pour un temps, va redevenir plus sarrasine dans la fête religieuse du Bairam.
XIV
Samedi, 7 avril.
Un bruit de cloches d’église nous suit longtemps dans la campagne solitaire, tandis que nous nous éloignons à cheval, au frais matin, vers Jéricho, vers le Jourdain et la mer Morte. La ville sainte très promptement disparaît à nos yeux, cachée derrière le mont des Oliviers, Il y a çà et là des champs d’orges vertes, mais surtout des régions de pierres et d’asphodèles. Pas d’arbres nulle part. Des anémones rouges et des iris violets, émaillant les grisailles d’un pays tourmenté, tout en rochers et en déserts. Par des séries de gorges, de vallées, de précipices, nous suivons une pente lentement descendante : Jérusalem est par huit cents mètres d’altitude et cette mer Morte où nous allons est à quatre cents mètres au-dessous du niveau des autres mers.
S’il n’y avait la route carrossable sur laquelle nos chevaux marchent si aisément, on dirait presque, par instants, l’Idumée ou l’Arabie.
Elle est, du reste, pleine de monde aujourd’hui, cette route de Jéricho : des Bédouins sur des chameaux ; des bergers arabes menant des centaines de chèvres noires ; des bandes de touristes Cook, cheminant à cheval ou dans des chaises à mules ; des pèlerins russes, qui s’en reviennent à pied du Jourdain rapportant pieusement dans des gourdes l’eau du fleuve sacré ; des pèlerins grecs de l’île de Chypre, en troupes nombreuses sur des ânes ; des caravanes disparates, des groupements bizarres, que nous dépassons ou qui nous croisent.
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Midi bientôt. Les hautes montagnes du pays de Moab, qui sont au delà de la mer Morte et que, depuis Hébron, nous n’avons pas cessé de voir, au Levant, comme une diaphane muraille, semblent toujours aussi lointaines, bien que depuis trois heures nous marchions vers elles, – semblent fuir devant nous comme les visions des mirages. Mais elles se sont embrumées et assombries ; tout ce qui traînait de voiles légers au ciel, dans la matinée, s’est réuni et condensé sur leurs cimes, tandis que du bleu plus pur et plus magnifique s’étend au-dessus de nos têtes.
À mi-route de Jéricho, nous faisons la grande halte dans un caravansérail où il y a des Bédouins, des Syriens et les Grecs ; puis, nous remontons à cheval sous un ardent soleil.
De temps à autre, dans des gouffres béant au-dessous de nous, très loin en profondeur, le torrent du Cédron apparaît sous forme d’un filet d’écume d’argent ; son cours ici n’a pas été troublé comme sous les murs de Jérusalem et il s’en va rapidement vers la mer Morte, à demi caché au plus creux des abîmes.
Les plans de montagnes continuent de s’abaisser vers cette étrange et unique région, située au-dessous du niveau des mers et où sommeillent des eaux qui donnent la mort. Il semble qu’on ait conscience de ce qu’il y a d’anormal en ce dénivellement, par je ne sais quoi de singulier et d’un peu vertigineux que présentent ces perspectives descendantes.
De plus en plus tourmenté et grandiose, le pays maintenant nous rend presque des aspects du vrai désert. Mais il y manque l’impression des solitudes démesurées, qu’on n’éprouve pas ici. Et puis il y a toujours cette route tracée de mains d’hommes, et ces continuelles rencontres de cavaliers, de passants quelconques…
L’air est déjà plus sec et plus chaud qu’à Jérusalem, et la lumière devient plus magnifique, – comme chaque fois qu’on approche des lieux sans végétation.
Toujours plus dénudées, les montagnes, plus fendillées de sécheresse, avec des crevasses qui s’ouvrent partout comme de grands abîmes. La chaleur augmente à mesure que nous descendons vers ces rives de la mer Morte qui sont, en été, un des lieux les plus chauds du monde. Un morne soleil darde autour de nous, sur les rochers, les pierrailles, les calcaires pâles où courent des lézards par milliers ; tandis que, en avant là-bas, servant de fond à toutes choses, la chaîne du Moab se tient toujours, comme une muraille dantesque. Et aujourd’hui des nuées d’orage la noircissent et la déforment, cachant les cimes, ou bien les prolongeant trop haut sur le ciel en d’autres cimes imaginaires, et donnant l’effroi des chaos.
Dans certaine vallée profonde, où nous cheminons un moment, enfermés sans vue entre des parois verticales, quelques centaines de chameaux sont à paître, accrochés comme de grandes chèvres fantastiques au flanc des montagnes, – les plus haut perchés de la bande se découpant en silhouette sur le ciel.
Puis, nous sortons de ce défilé et les montagnes du Moab reparaissent, encore plus élevées maintenant et plus obscurcies de nuages. Sur ces fonds si sombres se détachent en très clair les premiers plans de ce pays désolé ; des sommets blanchâtres, et, tout auprès de nous, des blocs absolument blancs, dessinés avec une extrême dureté de contours par le brûlant soleil.
Vers trois heures, des régions élevées où nous sommes encore, nous découvrons en avant de nous la contrée plus basse que les mers et, comme si nos yeux avaient conservé la notion des habituels niveaux, elle nous semble, en effet, n’être pas une plaine comme les autres, mais quelque chose de trop descendu, de trop enfoncé, un grand affaissement de la terre, le fond d’un vaste gouffre où la route va tomber.
Cette contrée basse a des aspects de désert, elle aussi, des traînées grises, miroitantes, comme des champs de lave ou des affleurements de sel ; en son milieu, une nappe invraisemblablement verte, qui est l’oasis de Jéricho, – et, vers le sud, une étendue immobile, d’un poli de miroir, d’une teinte triste d’ardoise, qui commence et qui se perd au loin sans qu’on puisse la voir finir : la mer Morte, enténébrée aujourd’hui par tous les nuages des lointains, par tout ce qui pèse là-bas de lourd et d’opaque sur la rive du Moab.
Les quelques maisonnettes blanches de Jéricho peu à peu se dessinent, dans le vert de l’oasis, à mesure que nous descendons de nos sommets pierreux, inondés de soleil.
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