Après l’anéantissement de Jérusalem par Titus, un temple de Jupiter, élevé sous le règne d’Adrien, remplaça le temple du Seigneur. Plus tard, les chrétiens des premiers siècle, par mépris des juifs, couvrirent longtemps cette cime sacrée de débris et d’immondices, et ce fut le calife Omar qui la fit pieusement déblayer, sitôt qu’il eut conquis la Palestine ; son successeur enfin, le calife Abd-el-Melek, vers l’an 690, l’abrita pour une longue suite de siècles sous la mosquée charmante qui est encore debout.

À part le dôme, restauré au XIIe et au XIVe siècle, les Croisés, en arrivant, trouvèrent cette mosquée à peu près telle qu’elle est aujourd’hui ; déjà vieille à leur époque autant que le sont à présent nos églises gothiques, elle était revêtue de ses inaltérables broderies de marbre et d’or, elle avait ses reflets de brocart, dont la durée est indéfinie, presque éternelle. Ils la convertirent en église, posant leur autel de marbre au centre, sur le rocher de David. Saladin ensuite, à la chute de l’empire des Francs, la rendit au culte d’Allah, après l’avoir longuement purifiée par des aspersions d’eau de roses.

Couronnant les frises, des inscriptions d’or (en ces vieux caractères coufiques, qui sont aux lettres arabes ce que l’écriture gothique est à l’écriture de nos jours) parlent toutes du Christ d’après le Coran, – et leur sagesse profonde est presque pour jeter l’inquiétude dans les âmes chrétiennes : O vous qui avez reçu les Ecritures, ne dépassez pas la mesure juste dans votre religion. Le Messie Jésus n’est que le fils de Marie, l’envoyé de Dieu et son Verbe, qu’il déposa en Marie. Croyez donc en Dieu et en son envoyé, mais ne dites pas qu’il y a une Trinité ; abstenez-vous-en, cela vous sera plus avantageux. Dieu est unique. Dieu ne saurait avoir de fils, cela est indigne de lui. Quand il a décidé une chose, il n’a qu’à dire : Sois, et elle est…(Sura, IV, 69 ; – XLX, 36.)

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Tout un passé gigantesque, écrasant pour nos mièvreries modernes, s’évoque devant cette roche noire, devant cette cime de montagne morte et momifiée, qui ne reçoit jamais la rosée du ciel, qui ne produit jamais une plante ni une mousse, mais qui est là comme étaient les Pharaons dans leurs sarcophages ; qui, après deux millénaires de tourmentes, s’abrite depuis déjà treize siècles sous l’étouffement de cette coupole d’or et de ces murailles merveilleuses, bâties pour elle seule…

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Aux débuts encore hésitants de l’Islam, cette mosquée, visitée en songe par Mahomet, rivalisait avec la sainte Kaaba, et c’est vers son rocher noir que se tournaient pendant leurs prières les musulmans primitifs. Aujourd’hui encore, l’esplanade qui l’entoure, toute cette enceinte grandiose et déserte du Haram-ech-Cherif, dont les sentinelles turques gardent les portes, est considérée par les Arabes comme le lieu le plus saint de la terre, après la Mecque et Médine ; jusqu’au milieu de notre siècle, elle était si farouchement défendue, qu’un chrétien aurait joué sa vie en essayant d’y pénétrer, et c’est depuis quelques années seulement que l’accès en est ouvert aux hommes de toutes les religions, – en dehors de certains jours consacrés, et à la condition d’être accompagné d’un janissaire porteur d’un permis du pacha de Jérusalem. – Les juifs cependant, par crainte religieuse, n’y viennent jamais ; jadis, c’était le temple du Seigneur, et ils redoutent de marcher sans le savoir sur le lieu du Saint des Saints dont la position n’est pas exactement définie.

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Tout au fond de l’immense place, s’ouvre, parmi de vieux cyprès, une autre mosquée millénaire et très vénérée en Islam, – al Aqsa (la Mosquée Éloignée), – dont les colonnes et les chapiteaux disparates proviennent aussi de la destruction de temples païens ou d’églises chrétiennes des premiers siècles. À l’époque des croisades, elle donna son nom aux chevaliers qui l’occupaient : les Templiers. Si belle qu’elle soit d’une façon absolue, nous ne pouvons plus l’admirer, après cette inimaginable mosquée du Rocher, d’où nous venons de sortir.

Maintenant, nous errons sur l’herbe triste et sur les larges pierres blanches, au beau soleil de cette matinée de printemps, – petit groupe perdu dans les solitudes de ce lieu très saint. Par places, les dalles sont absentes, alors les foins et les fleurs poussent librement comme dans une prairie. Et, autour de la mosquée couleur de turquoise, se groupent, s’arrangent différemment, au hasard de notre promenade, les petits édicules singuliers qui l’entourent, le kiosque bleu, les mihrabs et les arcs de triomphe de marbre, les quelques oliviers caducs et les quelques grands cyprès mourants. Quelle imposante désolation dans cette enceinte, qui est comme le cœur silencieux de la Jérusalem antique, – qui est aussi comme le saint naos de toutes les religions issues de la Bible, christianisme, islam ou judaïsme ! Elle commande le suprême respect à tous ceux qui adorent le Dieu d’Abraham, qu’il s’appelle Allah, Rabbim ou Jéhovah, – et sa mélancolie de délaissement témoigne que la foi des vieux âges, sous toutes ses formes, se meurt dans les âmes humaines…

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De temps à autre, au-dessus de ces constructions séculaires qui entourent le Haram-ech-Cherif, apparaît, un peu lointain, un mélancolique coteau de pierres grises, ponctué de noir par quelques rares oliviers.

— Ceci, – dit, en me le montrant, le Père en robe blanche qui a bien voulu nous accompagner et mettre à notre profit son érudition, – ceci, je n’ai pas besoin de vous le nommer, vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ? …

Et en baissant la voix, comme par une respectueuse crainte, il en prononce le nom :

— Le Gethsémani…

Le Gethsémani ! Non, je ne savais pas, moi qui suis encore à Jérusalem un pèlerin nouveau venu, – et ce nom entendu tout à coup m’émeut jusqu’aux fibres profondes, et je regarde, dans un sentiment complexe et inexprimable, mélangé de douceur et d’angoisse, l’apparition encore lointaine.

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En un point où l’esplanade domine à pic des ravins qu’on ne soupçonnait pas, il y a d’étroites fenêtres de siège, percées dans le mur d’enceinte.

— Tenez ! me dit le Père blanc en m’indiquant de la main une de ces meurtrières. – Et mes yeux suivent son geste, pour regarder par là…

Oh ! sur quel sombre abîme elle donne ! … Un abîme très spécial, que j’aperçois ce matin pour la première fois, mais que je reconnais cependant tout de suite : la vallée de Josaphat !

Par l’étroite meurtrière, je la contemple sous mes pieds, avec un frisson… Tout en bas, dans ses derniers replis, le lit du Cédron desséché. Sur le versant d’en face, ces choses, d’un aspect et d’une tristesse uniques au monde, qui s’appellent les tombeaux d’Absalon et de Josaphat. Puis, dans un silence aussi morne que celui d’ici, dans une solitude qui continue celle de la sainte esplanade, tout le déploiement de la vallée pleine de morts. Des tombes et des tombes, semées à l’infini, pierres pareilles, innombrables comme les cailloux des plages, – et avec de tels airs d’abandon, de définitif oubli, qu’il semble impossible qu’une résurrection vienne jamais les rouvrir. Tout ce lieu, ce matin, sous son tapis éphémère d’herbes et de fleurs, manifeste lugubrement l’irrévocable de la mort et le triomphe de la poussière…

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Maintenant nous descendons sous le Haram-ech-Cherif – car, dans toute la partie qui surplombe la vallée de Josaphat, cette plaine déserte est factice, soutenue en l’air par une substructure géante, par un monde de piliers et d’arceaux. Et c’est le roi Salomon qui, en ses conceptions grandioses d’homme des vieux temps, imagina d’augmenter ainsi l’esplanade du temple pour la rendre plus magnifique.

Sortes de catacombes aux séries d’arcades parallèles, aux voûtes frangées de stalactites, les dessous du Haram-ech-Cherif donnent la mesure de l’énormité des œuvres du passé, de leur puissance en comparaison des nôtres.

À l’époque des croisades, ces souterrains de Salomon servirent à loger la cavalerie des Francs et on y voit encore, scellés aux murailles, les anneaux de fer où les chevaliers Templiers attachaient leurs chevaux.

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Dans l’enceinte du Haram-ech-Cherif, sont restées visibles deux des portes du temple de Jérusalem.

L’une, la porte Dorée, qui donne sur la vallée du Cédron et par laquelle – suivant une tradition acceptable – le Christ entra, aux acclamations du peuple juif, le jour des Rameaux. Une maçonnerie sarrasine la ferme aujourd’hui complètement ; elle a du reste été remaniée, à plusieurs lointaines époques, en des styles très divers. Et, tandis que nous sommes là, écoutant le Père S…, qui veut bien essayer de reconstituer pour nous les anciens aspects de ce lieu, nos esprits sont si loin plongés dans le recul des siècles, que nous ne nous étonnons plus de telles phrases : « Oh ! ceci est sans intérêt ; ce n’est pas très vieux, ce n’est qu’une retouche du temps d’Hérode. »

L’autre, la porte Double, également murée de nos jours, fut jadis cette porte du Milieu, par où l’on « montait » au temple, venant d’Ophel, et qui sans doute vit passer de compagnie Salomon et la reine de Saba, Les archéologues discutent si ses derniers remaniements datent de l’époque d’Hérode ou de l’époque byzantine. Elle est environnée de souterrains qui ont gardé leur mystère et pose sur des assises cyclopéennes ; bien plus que la précédente, elle donne le sentiment d’une antiquité lourde et ténébreuse. La colonne monolithe, qui la partage en son milieu, est vraisemblablement un dernier vestige resté debout du temple salomonien ; elle est trapue, monstrueuse, terminée par un chapiteau naïf représentant des palmes ; le linteau qu’elle supporte est une de ces pierres colossales que les hommes d’autrefois avaient le secret de remuer comme des pailles, mais qui écraseraient sous leur poids nos machines modernes. Tout l’ensemble de cette porte Double, incompréhensible sous des entassements de plâtre et de chaux épaisse, demeure là comme le débris de quelque construction faite, dans la nuit du passé, par des géants. Devant cette colonne et ce linteau, l’imagination cherche ce que pouvait être, dans sa magnifique énormité primitive, le Temple du Seigneur – devenu aujourd’hui ce désert du Haram-ech-Cherif où trône solitairement une mosquée bleue…

IX

Lundi, 2 avril.

 

Rencontré ce matin, en dehors des murs de Jérusalem, l’enterrement d’une pèlerine russe : – il en meurt tant, au cours de ces voyages en Palestine ! – Vieille femme en cire jaune qui s’en va le visage découvert, emportée par d’autres matouchkas. Et ils suivent par centaines, les pèlerins et les pèlerines ; toutes les vieilles jupes fanées sont là ; toutes les vieilles casquettes à poils, toutes les barbes grises de moujiks, toute la foule sordide et noirâtre. Mais la foi triomphante rayonne dans les regards et ils chantent ensemble un cantique de joie : on la trouve si heureuse, on l’envie tant, celle-ci qui est morte en terre sainte ! … Oh ! la foi de ces gens-là ! …

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… Le soir, au coucher du soleil, sortant de chez les Pères de Sainte-Anne, j’étais tout près de l’enceinte gardée du Haram-ech-Cherif, tout près du lieu probable du prétoire de Pilate et du point initial de la Voie Douloureuse, – dans un quartier désert et sinistre.

Ils venaient de me montrer leur vieille basilique des croisades, les aimables Pères de Sainte-Anne ; ils m’avaient conduit dans leur jardin pour me faire voir une piscine récemment exhumée par leurs soins et qui paraît être le réservoir de Béthesda ; ils m’avaient fait descendre dans leurs profonds souterrains, où une tradition très vraisemblable place la maison de sainte Anne, mère de la Vierge Marie et où il est avéré, dans tous les cas, que, bien avant le passade de sainte Hélène, les solitaires du Carmel, les chrétiens du Ier et du IIe siècle descendaient par un soupirail pour tenir leurs clandestines assemblées de prières.

Tout ce passé revivait en mon esprit, au sortir de ce vénérable lieu, et maintenant, sous un silencieux crépuscule d’or, j’avais à remonter, entre des murailles et des ruines désolées, toute la Voie Douloureuse, pour arriver là-bas aux quartiers nouveaux que j’habite, près de la porte de Jaffa.

Sur ma gauche, venait de se fermer l’enceinte du Haram-ech-Cherif, impénétrable absolument à partir de l’heure du Moghreb, et, devant moi, s’allongeait, pressée entre de tristes murs, une sorte de ruelle de la mort conduisant à la Voie Douloureuse.

Cette voie, telle qu’on la vénère de nos jours, reconnue depuis le XVIe siècle seulement, est fictive dans ses détails, – mais réelle sans doute dans sa direction et ses grandes lignes ; ici surtout, en ce quartier de ruines qui entoure le palais de Pilate, les choses ont moins dû changer que plus loin, aux abords du Calvaire ; l’ancien pavé romain se retrouverait, à quelques pieds au-dessous du sol exhaussé d’aujourd’hui, et certains de ces vieux murs, plus enterrés qu’ils ne l’étaient jadis, mais demeurés debout aux mêmes places, ont peut-être vu passer le Christ chargé de sa croix.

La voie est déserte, ce soir, et déjà obscure dans son resserrement profond, avec un peu de mourante lumière d’or, tout en haut, sur le faîte de ses pierres rougeâtres ; le soleil doit être très bas, près de s’éteindre. On entend un bruit d’orgues et de chants religieux sortir encore de la chapelle des Pères de Sainte-Anne, qui viennent de fermer leur porte.

Elle monte, la rue, pénible, étroite et assombrie, entre ses deux rangées de murailles antiques ; par places, de grands arceaux, des fragments de voûte la traversent, l’enjambent irrégulièrement, y jetant plus d’ombre. Ses parois, hautes de trente pieds, sont bâties de larges pierres, romaines ou sarrasines, d’une même couleur un peu sanglante, avec çà et là, dans leur délabrement, des plantes accrochées ; de distance en distance, des contreforts énormes, tout rongés, les soutiennent.

D’autres rues croisent celle-ci, aussi vides et aussi mortes, sans fenêtres, sans ouvertures d’aucune espèce, voûtées presque entièrement de lourds arceaux, en plein cintre ou en ogive, et s’en allant se perdre au loin dans une mystérieuse obscurité de nécropole.