À peine quelques fantômes s’aperçoivent, rares et furtifs, au fond de ces couloirs ; femmes voilées ou Bédouins drapés de manteaux grisâtres.

Hic flagellavit…, dit une plaque de marbre blanc, incrustée au-dessus d’une porte. Ah ! c’est la chapelle de la flagellation du Christ, et bientôt le commencement de la Voie Douloureuse. Voici la caserne turque, bâtie sur l’emplacement du palais de Pilate, première station du Chemin de la Croix. À partir d’ici jusqu’au Saint-Sépulcre, toutes les stations suivantes me seront marquées par des inscriptions ou des colonnes.

Plus confuse, à mesure que je m’éloigne, la musique des Pères de Sainte-Anne est près de se perdre à présent dans le lointain, malgré l’immense recueillement silencieux qui s’épand sur Jérusalem avec le crépuscule.

Mais voici que d’autres chants s’élèvent, d’autres cantiques, d’autres sons d’orgue ; je passe devant un autre couvent, sous l’arc romain de l’Ecce Homo (saint Jean, XIX, 5), et ce sont les Filles de Sion qui psalmodient derrière ces murs, à la gloire du Sauveur.

La Voie Douloureuse continue sa montée lugubre et solitaire, avec de temps en temps des brisures, des tournants brusques entre ses maisons mornes. Les derniers reflets d’or viennent de s’effacer aux pointes des plus hautes pierres et le chant des Filles de Sion commence à s’évanouir ; mais, au-dessus de ces murailles qui m’emprisonnent, un coin plus élevé de Jérusalem se profile maintenant en gris d’ombre sur le ciel chaud : un amas de petites coupoles centenaires, avec deux minarets couronnés déjà, en l’honneur du ramadan, de leurs feux nocturnes.

Les cantiques des Filles de Sion ne s’entendent plus ; mais d’autres cris religieux, exaltés et stridents, parlent ensemble de différents points de la ville, traversant l’air comme de longues fusées : les muezzins, qui chantent le Moghreb ! … Oh ! Jérusalem, sainte pour les chrétiens, sainte pour les musulmans, sainte pour les juifs, d’où s’exhale un bruit incessant de lamentations ou de prières ! …

La Voie monte toujours. Parfois, des maisons sarrasines la traversent, – comme des ponts sinistres jetés au dessus, – des maisons qui y regardent de haut, par de méfiantes petites fenêtres bardées et grillées de fer. Les muezzins ont fini d’appeler ; le crépuscule et le silence jettent leur enchantement sur cette Voie Douloureuse, que j’avais vue hier banale et décevante au soleil du plein jour ; le mystère des pénombres la transfigure ; son nom seul, que je redis en moi-même, est une sainte musique ; le Grand Souvenir semble chanter partout dans les pierres…

Lentement, je suis arrivé à la septième station du Chemin de la Croix, – à cette porte Judiciaire par laquelle le Christ serait sorti de Jérusalem pour monter au Golgotha. Alors, il me faut traverser un lieu bruyant et obscur, encombré d’Arabes et de chameaux, dans lequel, sans transition, je pénètre après le calme, après la solitude de la ville plus basse ; c’est le « Bazar de l’huile », un quartier de petites ruelles entièrement voûtées en plein cintre par les soins des Croisés et devenues aujourd’hui le centre d’un continuel grouillement bédouin. Il y fait noir ; les lanternes sont allumées dans les échoppes où se vendent l’huile et les céréales ; on est bousculé dans les couloirs étroits par les passants en burnous, on est étourdi par les cris des vendeurs et les clochettes des chameaux.

Puis le calme revient encore, au sortir de ce bazar couvert, et les chants religieux recommencent. Je suis parvenu au terme de la Voie Douloureuse : le Saint-Sépulcre ! Comme toujours, la porte des basiliques est grande ouverte et il s’en échappe un bruit de psalmodies.

Ce soir, ce sont les Arméniens, en cagoule de deuil, qui chantent tout près de l’entrée, encensant la « pierre de l’onction » et se prosternant pour la baiser ; l’un d’eux, le principal officiant, est en robe d’or, coiffé d’une tiare rouge.

Ils ont fini, et ils s’éloignent rituellement, dans le dédale obscur des églises, très vite toujours, comme pressés d’aller adorer ailleurs, dans une autre partie de ce lieu de toutes les adorations, où les moindres pierres sont journellement encensées et embrassées avec larmes. Leur chant une fois perdu dans le lointain des voûtes, voici un autre bruit qui s’approche, qui monte des profondeurs noires, puissant et lourd comme celui d’une foule en marche, d’une foule qui s’avancerait en murmurant des prières à voix basse dans des sonorités de caveau… C’est une horde de pèlerins du Caucase, que j’ai vus entrer ce matin dans Jérusalem ; ils reviennent des chapelles souterraines et ils vont sortir d’ici, leur journée finie. En arrivant au kiosque du Sépulcre, ils en font le tour, embrassant chaque pierre, soulevant dans leurs mains des petits enfants pour qu’ils puissent embrasser aussi, et leurs yeux, à travers des larmes, sont tous levés, en prière extasiée, vers le ciel…

Est-il possible vraiment que tant de supplications – même enfantines, même idolâtres, entachées, si l’on veut, de grossièreté naïve – ne soient entendues de personne ? … Un Dieu – ou seulement une suprême Raison de ce qui est – ayant laissé naître, pour tout de suite les replonger au néant, des créatures ainsi angoissées de souffrance, ainsi assoiffées d’éternité et de revoir ! Non, jamais la cruauté stupide de cela ne m’était encore apparue aussi inadmissible que ce soir, et voici que ce raisonnement tout simple, vieux comme la philosophie et que j’avais jugé vide comme elle, prend dans ce lieu, devant ces grandes manifestations de détresse humaine au Saint-Sépulcre, un semblant de force ; voici qu’il réveille au fond de moi-même, d’une façon inattendue et douce, les vieux espoirs morts ! … Et je bénis fraternellement, pour ce peu de bien qu’ils m’ont fait, les humbles qui passent là devant moi, chuchotant dans les ténèbres leurs confiantes prières…

X

Mardi, 3 avril.

 

De la haute terrasse du couvent des Filles de Sion, où je suis aujourd’hui, à l’heure lumineuse et déjà dorée qui précède le soir, on a vue, comme en plaignant, sur toute l’étendue de la ville sainte. Les deux mères qui ont bien voulu m’y conduire – religieuses exquises après avoir été dans le monde des femmes d’élite – me montrent, avec des explications, le déploiement de cette ville où elles sont venues vivre et joyeusement mourir. Les ruines, les églises et les monastères, l’innombrable assemblage des petites coupoles de pierres grisâtres, les grands murs sombres et les espaces morts, tout cela se déroule sous nos yeux, en un immense tableau d’abandon et de mélancolie. Nous sommes presque au milieu du quartier musulman et les premières coupoles, les premières terrasses, à nos pieds, appartiennent à de mystérieuses demeures. Nous surplombons de tout près un petit couvent de derviches hindous, dans lequel sont reçus et logés les pèlerins mahométans venus de l’Orient extrême ; c’est un assez étrange et misérable lieu, où des femmes et des chats rêvent en ce moment au soleil du soir, assis sur les vieilles pierres des toits. Au loin et du côté de l’ouest, s’en va le faubourg de Jaffa : les consulats, les hôtels, toutes les choses modernes, d’ici peu apparentes et auxquelles, du reste, nous tournons le dos. En suivant vers le sud occidental, viennent le quartier des Grecs, le quartier des Arméniens et le noirâtre quartier des Juifs : milliers de petits dômes pareils, d’aspect séculaire, avec quelques minarets, quelques clochers d’églises, tout cela renfermé, séparé de la campagne pierreuse et déserte par de hauts remparts aux crénelures sarrasines. Dans tout le sud-est, l’enceinte du Haram-ech-Cherif, sur laquelle nos yeux planent, étend ses solitudes saintes, où trône la mosquée bleue, isolée et magnifique ; au-dessus de ses murailles de forteresse, le Gethsémani, le mont des Oliviers, élèvent des cimes grises, et plus haut encore que tout cela, dans un presque irréel lointain, s’esquissent en bleuâtre les montagnes du pays de Moab. Elle est d’une tristesse et d’un charme infinis, l’Enceinte Sacrée, ainsi regardée à vol d’oiseau, avec ses quelques cyprès, qui y tracent comme des larmes noires, avec ses kiosques, ses mihrabs, ses portiques de marbre blanc, épars autour de la merveilleuse mosquée de faïence. Et voici du monde aujourd’hui, dans ce lieu habituellement vide, des pèlerins mahométans, – tout petits pygmées, vus d’où nous sommes, – un défilé de robes éclatantes, rouges ou jaunes, qui sortent du sanctuaire aux murs bleus, pour s’éloigner silencieusement à travers l’esplanade funèbre : scène du passé, dirait-on, tandis que, le soleil baissant, la lumière se fait de plus en plus dorée sur Jérusalem et que là-bas la ligne calme des montagnes du Moab commence à prendre ses tons violets et ses tons roses du soir…

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Elles ont une des places les plus enviables de Jérusalem, les Filles de Sion.

D’abord l’arc romain de l’Ecce Homo, qui traverse la Voie Douloureuse en face de leur couvent, se continue chez elles par un second arc à peu près semblable, qu’elles ont laissé intact, avec ses vieilles pierres frustes et rougeâtres, et qui impressionne étrangement : débris probable du Prétoire de Pilate, debout au milieu de leur chapelle toute blanche, – décorée, d’ailleurs, avec un goût sobre, d’une distinction suprême.

Ensuite, en creusant le sol au-dessous de leur cloître, elles ont découvert d’autres émotionnantes ruines : une sorte de corps de garde romain qui. vraisemblablement, servait aux soldats du Prétoire ; le commencement d’une rue, au pavage antique, dont la direction est la même que celle de la Voie Douloureuse aujourd’hui reconnue, et, enfin, des entrées de souterrains qui semblent conduire au Haram-ech-Cherif, à l’enceinte du Temple. – C’est ainsi que bientôt, en fouillant de tous côtés, sous les couvents, sous les églises, à dix ou douze mètres plus bas que le niveau actuel, on reconstituera la Jérusalem du Christ.

Chez les Filles de Sion, bien entendu, ce souterrain, cette rue, tout cela se perd mystérieusement dans la terre amoncelée, sitôt qu’on arrive aux limites de la communauté. Mais plus loin, disent-elles, en différentes places, d’autres religieux ont commencé à faire de même ; chaque monastère plonge, par des caveaux, dans le sol profond, et déjà l’on peut, en rapprochant idéalement les tronçons des voies hérodiennes, les débris des anciens remparts, retrouver et suivre jusqu’au Calvaire la route du Christ.

Ce qui frappe singulièrement ici, dans ces fouilles, c’est la conservation de ce vieux pavage, le poli de ces pierres rougeâtres qui, pendant des siècles sous la terre, ont gardé l’usure des pas… Et même voici, sur l’une des dalles, grossièrement gravé au couteau, un jeu de margelle identique à ceux de nos jours ! un jeu qu’avaient tracé les soldats romains pour occuper leurs heures de veille… Oh ! comme il est impressionnant, ce détail, pourtant si puéril, et quelle vie soudaine sa présence vient jeter pour moi dans ce fantôme de lieu ! …

Est-ce que nous sommes bien dans le corps de garde du Prétoire ? … Ce vestige de rue, qui part d’ici, en pleine obscurité sépulcrale pour se perdre dans la terre, est-ce bien le commencement de la voie qui mena le Christ au Golgotha ? Rien n’autorise encore à l’affirmer, malgré les probabilités grandes. Mais la Mère qui m’accompagne dans ces caveaux, promenant sur les murs millénaires la lueur de sa lanterne, a réussi à faire passer momentanément en moi sa conviction ardente ; me voici, devant ces débris, ému autant qu’elle-même et, pour un temps, je ne doute plus…

Ce jeu de margelle, par terre, attire et retient mes yeux… Maintenant, je les vois presque, les soldats de Pilate, accroupis à jouer là, pendant que Jésus est interrogé au Prétoire. Toute une reconstitution se fait dans mon esprit, invoulue, spontanée, des scènes de la Passion, avec leurs réalités intimes, avec leurs détails très humains et très petits ; sans grands déploiements de foules, elles m’apparaissent là, si étrangement présentes, dépouillées de l’auréole que les siècles ont mise alentour, amoindries – comme toutes les choses vues à l’heure même où elles s’accomplissent – et réduites, sans doute, à leurs proportions vraies… Il passe devant moi, le petit cortège des suppliciés, traînant leurs croix sur ces vieux pavés rouges… C’est au lever d’une journée quelconque des nuageux printemps de Judée ; ils passent ici même, entre ces murs si longtemps ensevelis, contre lesquels ma main s’appuie ; ils passent, accompagnés surtout d’une horde de vagabonds matineux et craintivement suivis de loin par quelques groupes de disciples et de femmes que l’anxiété avait tenus debout toute la froide nuit précédente, qui avaient veillé dans les larmes, autour du feu… L’événement qui a renouvelé le monde, qui, après dix-neuf cents ans, attire encore à Jérusalem des multitudes exaltées et les fait se traîner à genoux pour embrasser des pierres, m’apparaît en cet instant comme un petit forfait obscur, accompli en hâte et de grand matin, au milieu d’une ville dont les habitudes journalières en furent à peine troublées…

Tandis que je marche dans le souterrain, aux côtés de la religieuse en robe blanche, la vision que j’ai se déroule, inégale, trop instantanée, en quelques furtives secondes, avec des intervalles vides, des lacunes, des trous noirs, comme dans les songes… Maintenant, c’est après la crucifixion, la foule déjà dispersée, l’apaisement commencé ; la croix, sous le ciel de midi, qui est un peu trop sombre, étend ses deux grands bras, dépasse en hauteur le faîte des murs de Jérusalem, est visible de l’intérieur de la cité, est regardée encore, des terrasses, par quelques femmes silencieuses, aux yeux d’angoisse… Oh ! si humaines, les larmes versées en ce jour-là autour de Jésus ! … Sa mère, la sœur de sa mère, ses frères, ses amis, le pleurant, lui, parce qu’ils l’aimaient d’un amour humain, d’une anxieuse tendresse de cette terre. Et quoi de plus humblement terrestre aussi que ce passage de saint Jean, tout à coup retrouvé dans ma mémoire : « Jésus, ayant donc vu sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : Femme, voici votre fils. Puis il dit au disciple : Voilà votre mère. Et, depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui. » (Saint Jean, XIX, 26,27.)

Enfin, dernière image qui vient, inattendue et froide, terminer le rêve : le soir du grand lugubre jour ; les choses tout de suite rentrant dans l’ordre, reprenant leur cours inconscient ; une incroyable tranquillité retombée, comme sur une exécution quelconque ; la population juive, retournant à ses trafics et à ses fêtes, préparant sa Pâque, après ce forfait presque inaperçu, sans se douter que ses fils en porteraient la peine et l’opprobre aux siècles des siècles.

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Quand nous remontons du souterrain, remettant pied dans l’heure présente et les choses actuelles, c’est comme au sortir de l’épaisse nuit des temps, où nous aurions été là replongés et où nos yeux visionnaires auraient perçu des reflets de très anciens fantômes… Jamais je ne m’étais senti si humainement rapproché du Christ, – de l’homme, notre frère, qui, incontestablement pour tous, vécut et souffrit en lui… Ce sont les mystérieuses influences de ces lieux qui en ont été les causes, ce sont ces vieux pavés hérodiens sous nos pas, ce jeu de margelle tracé par les soldats de Ponce-Pilate, – tous ces effluves du passé que dégagent ici les pierres…

XI

Mercredi, 4 avril.

 

En me rendant aujourd’hui chez les Dominicains, – où le Père S… a bien voulu me donner rendez-vous pour me montrer le tracé des anciennes murailles de Jérusalem et m’exposer les plus récentes preuves de l’authenticité du Saint-Sépulcre, – je passe devant cette colline couverte d’herbe rase et parsemée de tombes, qu’on appelle encore le « Calvaire de Gordon ».

Il y a quelque trente ans, Gordon, rêvant dans ces parages, avait été frappé d’une certaine ressemblance de grande tête de mort que présentent les roches à la base de cette colline ; trop légèrement sans doute, il en avait conclu que ce devait être là le « champ du crâne », le vrai Golgotha, et son opinion, jusqu’à ces dernières années, jusqu’à l’époque des dernières fouilles russes, avait trouvé crédit chez tous les esprits un peu frondeurs, heureux de prendre en défaut les traditions antiques.

Elle est assez frappante, du reste, cette ressemblance des roches ; aujourd’hui surtout, le soleil est bien placé, l’éclairage est propice, et le crâne se dessine, contemplant par les deux trous de ses yeux – les mélancoliques alentours.

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Chez les Dominicains, maintenant, dans leur tranquille salle d’étude. – Nous regardons une grande carte accrochée à la muraille et sur laquelle se trouve savamment reconstituée presque toute la Jérusalem d’Hérode.

À priori, on s’expliquait difficilement que l’impératrice Hélène, venue dans la ville sainte à peine deux cent cinquante ans après Jésus-Christ, se fût trompée d’une façon si grossière sur la position du Golgotha. Il est vrai, les chrétiens des premiers siècles, dans leur spiritualité évangélique, n’avaient pas le culte des lieux terrestres ; mais c’est égal, comment auraient-ils pu si vite oublier où s’était passé le martyre du Sauveur qui, à cette époque, n’était guère plus loin d’eux que ne le sont de nos jours les faits du XVIIe siècle, ceux du règne de Louis XIV par exemple ? Il restait cependant cette objection très grave : le vrai Calvaire, d’après les historiens sacrés, était près d’une des portes et en dehors des murs de Jérusalem, tandis que celui de l’impératrice Hélène semble situé presque au cœur de la ville…

Sur la grande carte murale que nous examinons, sont tracées les trois enceintes anciennes, conjecturées d’après des fouilles dans le sol, d’après des recherches dans les vieux auteurs : la première, n’enfermant que la ville primitive et le temple ; la seconde, s’étendant vers le nord-ouest, mais laissant en dehors, dans un de ses angles rentrants, le Calvaire et le Sépulcre ; la troisième, celle qui subsiste de nos jours, englobant tout, mais postérieure, celle-ci, à l’époque du Christ. Et les dernières fouilles russes viennent, parait-il, de donner une sanction éclatante à ces conjectures sur le parcours et l’angle rentrant de cette deuxième enceinte.