Je crois ne pas m’être interrogé ni avoir douté un instant tandis que je priais le dieu de ma vocation de venir à mon secours. Je savais qu’il allait le faire – ma foi était totale – mais si grand fut l’effort mental pour rejeter les liens hideux de ma chair mutilée que j’eus un bref spasme de nausée.

Puis il y eut un claquement sec comme lorsqu’on cisaille un fil d’acier, et soudain je me retrouvai nu sur deux bonnes jambes à contempler la chose sanglante et distordue qui avait été moi. Un instant seulement, je restai là ; puis je levai les yeux vers l’astre de ma destinée et, les bras tendus, debout dans la froideur de cette nuit française, j’attendis.

Soudain je me sentis aspiré à la vitesse de la pensée dans les plaines vierges de l’espace interplanétaire. Il y eut un instant de froid extrême et de ténèbres totales, puis…

Mais le reste est dans le manuscrit, qu’avec l’aide d’un être plus grand que nous deux, j’ai pu vous faire parvenir avec cette lettre. Vous et quelques autres élus y croiront. Pour le reste, ce n’est pas encore le problème. Le temps viendra. Mais pourquoi vous dire ce que vous savez déjà ?

Je vous salue et vous félicite. Et cela pour le bonheur que vous avez eu d’être choisi comme l’interprète par qui les Terriens se familiariseront avec les us et coutumes de Barsoom, pour que, le moment venu, ils traversent l’espace aussi aisément que John Carter et visitent les scènes qu’il leur a décrites par votre intermédiaire. Comme ce fut le cas pour moi.

Votre ami sincère,

Ulysses Paxton,

Ancien Capitaine d’infanterie de l’Armée des U.S.A.

CHAPITRE I

La maison de la mort

Je dus fermer les yeux involontairement durant le transfert, car lorsque je les rouvris, j’étais allongé sur le dos à contempler le ciel brillant et ensoleillé. Et, à quelques pas de moi, me regardant avec une expression extrêmement perplexe, se trouvait l’individu le plus étrange sur qui mon regard se fût jamais posé. Il semblait être très vieux, car il était plus ridé et ratatiné que je ne peux le décrire ; ses membres étaient émaciés, ses côtes saillaient sous sa peau desséchée, son crâne était large et bien développé. Ceci, ajouté à ses membres et à son torse atrophiés, lui donnait l’air d’avoir une tête disproportionnée par rapport à son corps, ce qui, j’en suis sûr, n’était pas vraiment le cas.

Comme il me dévisageait derrière d’énormes lunettes à lentilles multiples, j’eus l’occasion de l’examiner tout aussi minutieusement. Il devait mesurer un mètre soixante, mais il avait sans doute été plus grand dans sa jeunesse car il était assez voûté. Il était nu à l’exception d’une sorte de harnachement en cuir usé où étaient suspendues ses armes et ses sacoches, et d’un large ornement : un collier serti de pierreries qu’il portait autour de son cou décharné, un collier pour lequel une impératrice douairière de la charcuterie ou de l’immobilier aurait pu vendre son âme, si elle en avait eu une. Sa peau était rouge, ses rares cheveux gris.

Tandis qu’il me regardait, son expression perplexe se fit plus intense. Il saisit son menton entre le pouce et les doigts de la main gauche et, levant lentement la main droite, il se gratta ostensiblement la tête. Puis il me parla, mais dans une langue que je ne compris pas.

Dès ses premiers mots, je me mis sur mon séant et secouai la tête. Puis je regardai autour de moi. J’étais assis sur une pelouse écarlate dans un enclos aux parois élevées dont au moins deux et peut-être trois côtés étaient formés par les murs extérieurs d’une construction qui ressemblait davantage à un château féodal d’Europe qu’à toute autre forme architecturale dont j’avais connaissance. La façade qui me faisait vis-à-vis était ornée de ciselures aux motifs très irréguliers. Le sommet était dentelé au point de presque suggérer une ruine. Pourtant, l’ensemble paraissait harmonieux et non dépourvu de beauté. Dans l’enclos poussaient quantité d’arbres et d’arbustes, tous d’une étrangeté surnaturelle et tous, ou presque, abondamment fleuris. Entre eux passaient des allées sinueuses de cailloux colorés où scintillait ce qui semblait être des gemmes rares et belles, tant étaient magnifiques les singuliers rayons qui jouaient et dansaient autour d’elles sous le Soleil.

Le vieil homme parla à nouveau, d’un ton péremptoire cette fois, comme s’il répétait un ordre qui n’avait pas été exécuté. À nouveau, je secouai la tête. Alors il porta la main à une de ses deux épées. Mais comme il dégainait l’arme, je me levai d’un bond. Cela eut un résultat si remarquable que j’ignore toujours aujourd’hui qui, de moi ou de lui, fut le plus surpris. Je dus m’élever de trois mètres dans les airs et atterrir à environ six mètres de l’endroit où j’avais été assis. Je fus alors certain de bien me trouver sur Mars – quoique je n’en eusse pas un instant douté. Les effets de la gravité réduite, la couleur de la pelouse, la pigmentation des Martiens rouges : j’avais lu la description de tout cela dans les manuscrits de John Carter, ces contributions merveilleuses et pour l’instant sous-estimées à la littérature scientifique mondiale. Aucun doute n’était possible : je me tenais sur le sol de la Planète Rouge.