J’étais arrivé dans le monde de mes
rêves : Barsoom.
Le vieil homme fut si surpris par mon agilité qu’il fit lui
aussi un bond, sans doute involontairement, mais ce ne fut pas dénué de
conséquences. Ses lunettes tombèrent de son nez sur la pelouse, et je découvris
alors que le pauvre vieux diable était presque aveugle une fois privé de ces
prothèses optiques. Il se mit à genoux et commença à chercher fébrilement à
tâtons les lunettes perdues comme s’il y allait de sa vie de les retrouver à
l’instant. Peut-être pensait-il que je pourrais profiter de son impuissance
pour le tuer. Quoique les lunettes fussent énormes et reposassent à moins d’un
mètre de lui, il ne pouvait les trouver, ses mains paraissant animées de cette
étrange perversité qui compromet parfois nos actes les plus simples, passant
tout autour de l’objet recherché sans jamais le toucher.
Comme j’observais ses efforts futiles en me demandant s’il
serait sage de lui restituer le moyen qui lui permettrait d’atteindre plus
promptement mon cœur avec la pointe de son épée, je m’aperçus que quelqu’un
d’autre avait pénétré dans l’enclos. Me tournant vers le bâtiment, je vis un
grand homme rouge qui se précipitait vers le petit vieillard aux lunettes. Le
nouveau venu était totalement nu et il tenait un gourdin dans une main.
L’expression de son visage n’augurait visiblement rien de bon pour la pauvre
écorce humaine qui tâtonnait, telle une taupe, en quête de ses lunettes
perdues.
Ma première impulsion fut de rester neutre dans une affaire
qui ne semblait pas me concerner et où je n’avais aucun élément pour fonder une
préférence envers une des parties concernées. Mais en regardant à deux fois le
visage de l’homme au gourdin, j’en vins à me demander si cela ne pouvait après
tout me concerner. L’expression de son visage trahissait soit une férocité
naturelle, soit un état de démence ; et il risquait donc de retourner contre
moi ses intentions meurtrières après avoir terrassé sa victime âgée. Par
contre, ce dernier était, extérieurement du moins, un personnage sain d’esprit
et relativement inoffensif. Il est vrai qu’en dégainant son épée, il n’avait
montré aucune intention amicale à mon égard ; mais du moins, s’il fallait
choisir, il semblait le moindre mal.
Il cherchait toujours ses lunettes à tâtons et l’homme nu
était presque sur lui lorsque je me décidai à prendre le parti du vieil homme.
J’étais à six mètres d’eux, nu et sans armes, mais il ne me fallut qu’un
instant pour franchir cette distance avec mes muscles terriens ; et une
épée se trouvait près du vieil homme, là où il l’avait jetée pour mieux
chercher ses lunettes. Ainsi, je fis face à l’assaillant à l’instant où il
arrivait assez près pour frapper sa victime, et le coup qui était destiné à
l’autre fut dirigé vers moi. Je l’évitai d’un bond et j’appris ainsi que
l’agilité supérieure de mes muscles terriens avait des désavantages autant que
des avantages. En effet, je devais apprendre à me battre avec une arme nouvelle
contre un fou armé d’un gourdin ; ou du moins je le supposais fou… chose
naturelle, vu son effroyable déploiement de rage et l’expression terrible de
son visage.
Trébuchant sans cesse dans mes efforts pour m’adapter à ces
conditions nouvelles, je m’aperçus que, loin de fournir une opposition sérieuse
à mon adversaire, j’avais grand-peine à éviter d’être tué par lui, si souvent
je trébuchai et m’étalai sur la pelouse écarlate. Ainsi, le duel se mua en une
série d’efforts : de sa part pour m’atteindre et me rompre les os avec son
épais gourdin, et de ma part pour esquiver et lui échapper. C’était humiliant,
mais telle était la vérité. Cependant, cela ne pouvait durer indéfiniment, car
j’appris bientôt, et bien vite, vu l’urgence de la situation, à maîtriser mes
muscles. Alors, je pris une position ferme et, lorsqu’il dirigea un coup sur
moi, je l’évitai et le touchai d’estoc, faisant jaillir du sang en même temps
qu’un sauvage rugissement de douleur. Il se fit alors plus prudent ;
profitant de ce changement, je l’attaquai sans relâche et il dut reculer. Cela
eut sur moi un effet magique. Cela m’insuffla une confiance nouvelle et je
redoublai mes assauts, frappant d’estoc et de taille jusqu’à ce qu’il saignât à
une demi-douzaine d’endroits, tout en évitant soigneusement ses vigoureux
moulinets dont le moindre aurait pu terrasser un bœuf.
Dans mes efforts pour lui échapper au début du duel, nous
avions atteint l’autre bout de l’enclos, et nous combattions à présent assez
loin du lieu de notre premier engagement. Il se trouva alors que je faisais
face à cet endroit au moment où le vieil homme récupérait ses lunettes, qu’il
ajusta rapidement à ses yeux. Il regarda aussitôt autour de lui jusqu’à nous
repérer. Il se mit alors à crier d’un ton excité à notre adresse tout en
courant vers nous et en dégainant son épée. L’homme rouge me donnait du fil à
retordre, mais j’avais une maîtrise presque totale de moi et, redoutant d’avoir
bientôt deux adversaires au lieu d’un, je l’attaquai avec une intensité
redoublée. Il me manqua de quelques centimètres, et je sentis passer sur mon
cuir chevelu l’air déplacé par son gourdin. Mais il s’était découvert et j’en
profitai, lui enfonçant mon épée dans le cœur. Du moins, je croyais lui avoir
transpercé le cœur, mais j’avais oublié que j’avais un jour lu dans un des
manuscrits de John Carter que les organes internes des Martiens ne sont pas
disposés tout à fait comme ceux des Terriens. Néanmoins, les résultats
immédiats furent tout aussi satisfaisants que si je l’avais touché au cœur, car
la blessure était assez grave pour le mettre hors de combat. Et à cet instant,
le vieil homme arriva.
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