Un seul de ses ennemis manque en cette heure décisive : Joseph Fouché.
Mais, chose étrange, le nom de cet absent, le nom de Joseph Fouché est le seul qui soit cité dans le débat. C’est précisément à propos de ce nom que s’allume la lutte dernière et suprême.
Robespierre parle longuement avec emphase et d’une manière fatigante ; selon sa vieille habitude, il fait, à plusieurs reprises, tournoyer la hache sur des gens qu’il ne nomme pas ; il parle de conjurations et de conspirations, d’infâmes et de criminels, de traîtres et de machinations, mais il ne cite personne. Il lui suffit de magnétiser l’assemblée : demain Saint-Just portera le coup mortel aux victimes paralysées. Pendant trois heures d’horloge il laisse son discours, vague et souvent creux, se prolonger dans le vide et, lorsqu’il termine enfin, l’assemblée est plus énervée qu’effrayée.
D’abord pas une main ne bouge. Tout le monde est en proie à l’incertitude. Personne ne peut dire si ce silence est une défaite ou une victoire : ce n’est que le débat qui l’indiquera.
Enfin un des satellites de Robespierre demande à la Convention de voter l’impression du discours et, par conséquent, de l’approuver. Personne ne s’y oppose. Lâchement, servilement, et en quelque sorte soulagée en voyant qu’aujourd’hui on ne lui réclame plus de nouvelles têtes, de nouvelles arrestations, la majorité donne son acquiescement. Voici qu’à la dernière minute un des conjurés (son nom appartient à l’histoire), Bourdon (de l’Oise), se dresse et parle contre l’impression du discours. Et cette seule voix délivre toutes les autres. La lâcheté se concentre peu à peu et se solidifie en un courage désespéré ; l’un après l’autre, ils accusent Robespierre de formuler trop peu nettement ses déclarations et ses menaces ; qu’il indique enfin avec précision qui il accuse. Au bout d’un quart d’heure la scène a changé de face ; Robespierre, l’assaillant, en est réduit à se défendre ; il atténue son discours, au lieu de le renforcer, et il déclare qu’il n’a accusé ni visé personne.
À ce moment-là s’élève soudain une voix, celle d’un petit député sans importance, qui lui crie : « Et Fouché ? » Le nom est enfin prononcé, le nom de celui qu’il a déjà flétri une fois comme chef de la conspiration, comme traître à la Révolution. C’est maintenant que Robespierre pourrait et devrait frapper. Mais, chose singulière, tout à fait incompréhensible, il recule : « Je ne veux pas m’en occuper actuellement : je n’écoute que mon devoir… »
Cette réponse évasive fait partie des secrets que Robespierre a emportés avec lui dans la tombe. Pourquoi ménage-t-il son ennemi le plus acharné, alors qu’il sent déjà que c’est là une question de vie ou de mort ? Pourquoi ne l’écrase-t-il pas, pourquoi n’attaque-t-il pas l’absent, le seul absent ? Pourquoi ne libère-t-il pas ainsi tous les autres, qui se sentent inquiets et qui incontestablement sacrifieraient Fouché pour se sauver eux-mêmes ? Ce soir-là, à ce que prétend Saint-Just, Fouché aurait encore une fois essayé de se rapprocher de Robespierre. Était-ce feint ou sincère ? Différents témoins déclarent l’avoir vu, alors, assis sur un banc avec Charlotte Robespierre, son ancienne fiancée : a-t-il réellement cherché à persuader encore une fois cette vieille fille d’intercéder pour lui auprès de son frère ? Avait-il vraiment l’intention, dans son désespoir, pour sauver sa propre tête, de trahir les conjurés ? Ou bien voulait-il, pour donner le change à Robespierre et masquer la conjuration, feindre, auprès de lui, le repentir et le dévouement ? Cet homme à deux faces a-t-il joué, en cet instant, comme il le fera mille fois, un double jeu ? Et l’incorruptible Robespierre, également menacé, était-il disposé à épargner, à cette heure, le plus exécré de ses ennemis pour maintenir simplement son pouvoir ? Ce refus d’accuser Fouché était-il le signe d’une convention secrète, ou bien une échappatoire ?
On ne le sait pas. Autour de la figure de Robespierre plane aujourd’hui encore, après tant d’années, l’ombre d’un secret ; jamais l’histoire ne sondera le fond de cet homme impénétrable. Jamais on ne connaîtra ses dernières pensées ; voulait-il véritablement la dictature pour lui, ou bien la République pour tous ? Voulait-il sauver la révolution, ou en recueillir l’héritage, comme Napoléon ? Personne n’a jamais connu ses pensées les plus secrètes, celles de sa dernière nuit du 8 au 9 Thermidor.
Car c’est sa dernière nuit ; c’est cette nuit-là que tout se décide. Au clair de lune de cette étouffante nuit de juillet luit le spectre de la guillotine. Demain son froid tranchant va-t-il couper la tête de Robespierre ou bien celles du trio Tallien, Barras, Fouché ? Aucun des six cents députés ne va dormir, cette nuit ; les deux partis s’arment pour la lutte finale. Robespierre, au sortir de la Convention, court aux Jacobins ; à la lumière vacillante des flambeaux, il leur lit, tremblant d’émotion, son discours, qui n’a pas eu l’approbation des députés. Des applaudissements insensés l’acclament encore une fois, pour la dernière fois ; mais lui, plein d’un amer pressentiment, ne s’illusionne pas parce que trois mille assistants se pressent autour de lui en criant, et il appelle ce discours son testament. Cependant, son séide, Saint-Just, lutte au Comité, comme un désespéré, jusqu’à l’aube, contre Collot, Carnot et les autres conjurés ; en même temps, dans les couloirs de la Convention se tresse le filet qui le lendemain doit étouffer Robespierre. Deux fois, trois fois, comme la navette sur le métier, les fils vont de droite à gauche, du parti de la Montagne à l’ancienne réaction, jusqu’à ce qu’enfin, à la lumière du matin, ils soient bien tendus pour le pacte solide et indéchirable. C’est ici que, soudain, Fouché reparaît, car la nuit est son élément, l’intrigue sa véritable sphère. Son visage couleur de plomb, que l’anxiété rend encore plus terne, passe comme un spectre dans les salles à demi éclairées. Il murmure, flatte, promet, inquiète, effraie et menace l’un après l’autre et il n’a de cesse que le pacte ne soit conclu. À deux heures du matin, tous les adversaires de Robespierre sont, enfin, décidés à abattre l’ennemi commun. Alors seulement Fouché peut aller se reposer.
Joseph Fouché n’assiste pas non plus à la séance du 9 Thermidor. Mais il peut être tranquille, car son œuvre est achevée, le filet est bien noué, et enfin, la majorité est résolue à ne plus laisser échapper vivant cet homme trop dangereux et trop puissant.
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