À peine Saint-Just, le porte-glaive de Robespierre, commence-t-il le discours mortel qu’il a préparé contre les conjurés, que Tallien l’interrompt, car la veille ils ont pris la décision de ne pas laisser parler ces puissants orateurs que sont Saint-Just et Robespierre. Tous deux doivent être étranglés avant de pouvoir prononcer de discours et lancer des accusations ; et c’est ainsi que maintenant, habilement guidés par le président complaisant, les orateurs s’élancent, l’un après l’autre, à la tribune et, lorsque Robespierre veut se défendre, on étouffe sa voix sous les cris, les hurlements et les trépignements. La lâcheté contenue de six cents âmes inquiètes, la haine et l’envie accumulées depuis des semaines et des mois se jettent maintenant sur l’homme devant qui chacun a tremblé. À six heures du soir tout est décidé, Robespierre est mis hors la loi et conduit en prison ; c’est en vain que ses amis, que les véritables révolutionnaires, qui admirent en lui l’âme dure et passionnée de la République, le délivrent et l’amènent, pour le sauver, à l’hôtel de ville : pendant la nuit, les troupes de la Convention emportent d’assaut cette citadelle de la Révolution et, à deux heures du matin, vingt-quatre heures après la conclusion par Fouché et les siens du pacte destiné à l’abattre, Maximilien Robespierre, – l’ennemi de Fouché et la veille encore l’homme le plus puissant de France, – est étendu, couvert de sang et la mâchoire fracassée, en travers de deux sièges, dans le vestibule de la Convention. Le grand fauve est capturé, Fouché est sauvé. Le lendemain, dans l’après-midi, la charrette se dirige en grinçant vers le lieu de l’exécution. – La Terreur est finie, mais aussi l’esprit enflammé de la Révolution est éteint ; l’ère héroïque est terminée. Maintenant arrive l’heure des héritiers, des chevaliers d’industrie et des profiteurs, des faiseurs de butin et des âmes à double visage, des généraux et des financiers, l’heure de la guilde nouvelle. Maintenant, pouvait-on penser, vient l’heure de Joseph Fouché.
Tandis que la charrette emporte lentement vers la guillotine Maximilien Robespierre et les siens, par la rue Saint-Honoré, en suivant le chemin tragique de Louis XVI, de Danton, de Desmoulins et de six mille autres victimes, les acclamations des curieux retentissent avec enthousiasme. L’exécution est encore une fois devenue une fête populaire ; des drapeaux et des oriflammes flottent aux toits des maisons ; des cris d’allégresse jaillissent de toutes les fenêtres et une vague de joie déferle sur Paris. Lorsque la tête de Robespierre tombe dans le panier, l’immense place fait entendre, tel un coup de tonnerre, un unique son d’allégresse extatique. Les conjurés s’étonnent : Pourquoi le peuple applaudit-il si passionnément à l’exécution de cet homme que, la veille encore, Paris et la France révéraient comme un dieu ? Et Tallien et Barras s’étonnent encore davantage de voir maintenant, à l’entrée de la Convention, une foule tumultueuse les accueillir avec des cris d’admiration, pour avoir tué le tyran et lutté contre la Terreur. Ils s’étonnent. Car, en supprimant cet homme supérieur, ils ont voulu simplement se débarrasser d’un incommode fanfaron de vertus qui surveillait trop étroitement leurs agissements douteux ; mais aucun d’eux n’a songé à laisser la guillotine se rouiller et à mettre fin à la Terreur. Or, ils s’aperçoivent maintenant combien sont devenues impopulaires les exécutions en masse et combien ils peuvent se faire aimer en substituant, après coup, à leur vengeance personnelle, des motifs d’humanité ; c’est pourquoi ils décident, rapidement, de profiter de ce malentendu. Ils prétendront donc désormais que seul Robespierre (car il ne pourra pas leur répondre de sa fosse) a sur la conscience toutes les violences de la Révolution, tandis qu’eux ont toujours été des apôtres de la douceur et opposés à toutes les rigueurs et à toutes les exagérations.
Ce n’est pas l’exécution de Robespierre, mais bien uniquement cette lâche et mensongère position prise par ses successeurs, qui donne au 9 Thermidor son sens historique. Car jusqu’alors la Révolution avait revendiqué pour elle tous les droits et assumé tranquillement toutes les responsabilités ; mais, depuis ce jour-là, elle avoue anxieusement avoir, elle aussi, commis des injustices et ses chefs commencent à la renier. Or, toute foi spirituelle, toute conception de l’univers, dès qu’elle renie son droit inconditionnel, son infaillibilité, est déjà brisée dans sa force la plus intime. Et tandis que les tristes vainqueurs, Tallien et Barras, insultent les cadavres de leurs grands prédécesseurs, Danton et Robespierre, en les qualifiant d’assassins, et s’asseyent avec anxiété sur les bancs de la droite, à côté des modérés, des ennemis secrets de la République, ils trahissent non seulement ainsi l’histoire et l’esprit de la Révolution, mais encore ils se trahissent eux-mêmes.
Chacun s’attend à voir auprès d’eux Fouché, le principal conjuré, l’ennemi le plus acharné de Robespierre. Il a été le plus menacé, le « chef de la conspiration », et aurait pourtant bien droit à la principale part du butin. Mais, chose singulière, Fouché ne s’assied pas avec les autres sur les bancs de la droite, il s’assied à son ancienne place de « la Montagne », auprès des extrémistes et il se renferme dans le silence. Pour la première fois (et l’on s’en étonne), il ne se met pas avec la majorité.
Pourquoi Fouché agit-il d’une manière si indépendante, s’est-on demandé alors et plus tard ? La réponse est simple : c’est parce qu’il pense avec plus d’intelligence et de clairvoyance que les autres, parce que, avec son sens politique supérieur, il juge la situation plus sérieusement que ces faibles têtes de Tallien et de Barras, à qui le danger seul a donné une énergie poussive. L’ancien professeur de physique connaît la loi des forces en mouvement, d’après laquelle une onde ne peut rester immobile dans l’air. Il sait qu’il faut qu’elle avance ou qu’elle recule. Si donc la marche en arrière commence, si maintenant une réaction se produit, elle ne s’arrêtera pas davantage que la Révolution ; elle se déroulera, exactement comme l’autre, jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, jusqu’à la violence. Mais alors cette alliance hâtivement nouée se rompra forcément et, si la réaction triomphe, tous les pionniers de la Révolution seront perdus. Car, avec les idées nouvelles, changeront aussi, non sans danger, les étalons qui servaient à juger les actions de la veille. Ce qui la veille était considéré comme un devoir républicain et comme une vertu (par exemple, mitrailler mille six cents hommes et piller les églises) passera nécessairement pour un crime et les accusateurs d’hier seront les accusés de demain. Fouché, qui a toutes sortes de choses sur la conscience, ne partage pas l’immense erreur des autres Thermidoriens (ainsi se nomment maintenant les vainqueurs de Robespierre), qui s’accrochent anxieusement à la roue de la réaction ; il sait que cela ne leur servira à rien : une fois que la réaction sera en marche, elle les écrasera tous. Ce n’est que par prudence et par prévoyance que Fouché reste fidèle à la gauche et aux extrémistes, car, il le sent, ce seront précisément les plus hardis qui seront bientôt pris à la gorge.
Et Fouché a raison.
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