Pour se rendre populaires, pour confirmer en eux une humanité qui n’y a jamais existé, les Thermidoriens sacrifient les plus énergiques des proconsuls, ils laissent exécuter Carrier qui a fait noyer six mille hommes dans la Loire, Joseph Lebon, le tribun d’Arras, ainsi que Fouquier-Tinville. Ils rappellent, pour faire plaisir à la droite, les soixante-treize membres de la Gironde qui ont été expulsés, et ils s’aperçoivent trop tard qu’en renforçant ainsi la réaction ils se sont mis eux-mêmes sous sa dépendance. Ils sont obligés maintenant d’accuser docilement leurs propres auxiliaires dans la lutte contre Robespierre, c’est-à-dire Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, le collègue de Fouché à Lyon. La réaction menace Fouché toujours de plus près. Cette fois-ci il se sauve encore, en reniant lâchement le rôle qu’il a joué à Lyon (bien qu’il ait signé tous les actes, conjointement avec Collot) et en prétendant non moins faussement qu’il n’a été poursuivi par le tyran Robespierre qu’à cause de sa trop grande modération. Effectivement, cette astuce trompe pour un moment la Convention. Il lui est permis de rester librement sur son siège, tandis que Collot est envoyé à la « guillotine sèche », c’est-à-dire aux îles fiévreuses des Indes occidentales, où il périt au bout de quelques mois. Mais Fouché est trop intelligent pour se sentir en sûreté, après cette première attaque repoussée ; il connaît l’implacabilité des passions politiques ; il sait que la réaction, comme la Révolution, tant qu’on ne lui brise pas les dents, a toujours besoin pour se rassasier de nouvelles victimes ; elle ne s’arrêtera dans sa soif de vengeance que lorsque le dernier des Jacobins aura été jugé et la République anéantie. Ainsi il ne voit qu’un salut pour la Révolution à laquelle il est indissolublement lié par le sang qu’il a répandu : c’est de la renouveler. Et il ne voit qu’un salut pour lui : la chute du gouvernement. De nouveau le plus menacé de tous, exactement comme six mois auparavant, il engage seul contre des forces supérieures une lutte désespérée où sa vie est en jeu.
Chaque fois qu’il s’agit du pouvoir et de sa propre existence, Fouché déploie des efforts étonnants. Il s’aperçoit que par la voie légale on ne peut plus empêcher la Convention de poursuivre les anciens terroristes ; il ne reste aucun autre moyen que celui qui a si souvent été mis à l’épreuve pendant la Révolution : la terreur. Déjà autrefois, lors de la condamnation des Girondins, lors de celle du roi, on avait intimidé les députés lâches et prudents (parmi lesquels Joseph Fouché, qui était alors encore conservateur), en mobilisant la rue contre le parlement, en allant chercher dans les faubourgs les bataillons d’ouvriers avec leur force prolétarienne, avec leur élan irrésistible, et en hissant à l’Hôtel de Ville le drapeau rouge de la révolte. Pourquoi ne pas lancer encore cette vieille garde de la Révolution, les assaillants de la Bastille et les hommes du 10 Août, sur la Convention devenue lâche et, avec l’aide de leurs poings, briser la puissance de celle-ci ? Seul l’effroi de la révolte, de l’irritation prolétarienne pourrait intimider les Thermidoriens : aussi Fouché décide-t-il d’agiter le peuple de Paris, les masses profondes, et de les lancer sur ses ennemis, ses accusateurs.
À vrai dire, Fouché est trop prudent pour aller dans les faubourgs y tenir des discours révolutionnaires et enflammés, ou bien pour distribuer au peuple, comme Marat au péril de sa vie, des pamphlets séditieux. Il n’aime pas à se démasquer ; il recule volontiers devant les responsabilités : son art magistral n’est pas celui du discours bruyant et entraînant, mais celui qui consiste à chuchoter aux oreilles des gens et à se cacher derrière quelqu’un. Et, cette fois encore, il trouve un homme approprié qui, se mettant lui-même en avant avec hardiesse et résolution, le couvrira de son ombre.
À Paris erre alors, proscrit et opprimé, un républicain sincère et passionné, François Babeuf, lequel se fait appeler Gracchus Babeuf. Cœur débordant, mais intelligence médiocre. De basse extraction, cet homme, ancien géomètre et imprimeur, n’a que peu d’idées, des idées primitives, mais qu’il nourrit d’une passion virile et qu’il réchauffe à la flamme d’une conviction véritablement républicaine et socialiste. Avec prudence les républicains bourgeois, et même Robespierre, ont écarté les idées socialistes et parfois communistes de Marat sur la répartition égale de la fortune ; ils ont préféré parler beaucoup, beaucoup, de liberté, beaucoup aussi de fraternité, mais très peu d’égalité, en ce qui concerne l’argent et la propriété. Babeuf reprend les idées de Marat, à demi foulées au pied ; ils les anime de son souffle et les porte, comme un flambeau, à travers les quartiers ouvriers de Paris. Et voici que cette flamme peut soudain jaillir, consumer en quelques heures tout Paris, tout le pays, car, peu à peu, le peuple comprend la trahison que les Thermidoriens, pour leur propre avantage, ont commise à l’égard de sa révolution, la révolution prolétarienne. Or Fouché se cache derrière ce Gracchus Babeuf. Il ne se montre pas publiquement avec lui, bras dessus, bras dessous, mais en secret il lui suggère d’exciter le peuple. Il le décide à écrire des brochures séditieuses et il en corrige lui-même les épreuves. Car, pense-t-il, ce n’est que si les ouvriers se lèvent et si de nouveau les faubourgs s’avancent avec leurs tambours et leurs piques, que cette lâche Convention se ressaisira. Ce n’est que par la terreur, par la crainte et l’intimidation que la République pourra être sauvée ; ce n’est que par une énergique impulsion venue de gauche que cette dangereuse inclination vers la droite pourra être arrêtée. Et cet homme honnête, loyal, et de bonne foi, lui paraît une admirable tête de file pour ce mouvement téméraire, où vraiment il y va de la vie : derrière son large dos de prolétaire on peut se cacher. Quant à Babeuf, qui se pare fièrement des noms de Gracchus et de tribun du peuple, il se sent très honoré d’être conseillé par le célèbre député Fouché. « Oui, se dit-il, il y a encore un républicain honnête, demeuré sur les bancs de la Montagne, et n’ayant pas fait cause commune avec la Jeunesse dorée et les fournisseurs des armées. » Il se laisse conseiller avec plaisir et, secrètement poussé par la main habile de Fouché, se dresse contre Tallien, les Thermidoriens et le gouvernement.
Mais ce bonhomme franc du collier qu’est Babeuf est le seul à qui Fouché fasse illusion. Le gouvernement reconnaît bientôt la main qui charge l’arme contre lui, et en séance publique Tallien accuse Fouché d’être l’inspirateur de Babeuf.
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