Comme toujours, Fouché renie aussitôt son allié (tout comme il l’a fait pour Chaumette, aux Jacobins, et pour Collot, à Lyon) ; non, il ne connaît Babeuf que superficiellement ; il condamne ses exagérations ; bref, il bat en retraite avec la plus grande rapidité. Et de nouveau le contrecoup atteint le chef de file : sans tarder Babeuf sera arrêté et fusillé dans une cour de caserne (c’est toujours un autre qui paie de son sang les paroles et la politique de Fouché).
Cette offensive hardie de Fouché échoue ; il ne fait qu’attirer de nouveau l’attention sur lui, ce qui est mauvais. Car voici qu’on se souvient une fois de plus de Lyon et de la plaine des Brotteaux abreuvée de sang. Sans cesse, avec une énergie redoublée, la réaction suscite des accusateurs, dans les provinces où Fouché a exercé son autorité. À peine a-t-il repoussé péniblement les attaques venues de Lyon que déjà Nevers et Clamecy entrent en lice. Joseph Fouché est accusé à la barre de la Convention toujours plus haut, toujours plus bruyamment, de terrorisme. Il se défend avec astuce, énergiquement et non sans bonheur ; Tallien, son adversaire, s’efforce même maintenant de le protéger, car lui aussi a peur devant la puissance de la réaction et commence à songer à sa propre tête. Mais il est déjà trop tard : le 22 Thermidor 1795, un an et douze jours après la chute de Robespierre, Joseph Fouché, après un long débat, est mis en accusation, pour ses actes de terrorisme. Et le 23 Thermidor son arrestation est décidée. Comme l’ombre de Danton entraîna Robespierre, c’est maintenant l’ombre de Robespierre qui entraîne Fouché.
Mais (et l’habile politique a compté là-dessus avec raison) Thermidor fait partie de la quatrième année de la République, et non plus de la troisième. En 1793, la mise en accusation équivalait à l’ordre d’arrestation et l’arrestation équivalait à la mort : amené la veille au soir à la Conciergerie, on était interrogé dès le lendemain et l’après-midi on se trouvait dans la charrette. En 1794, la main d’acier de l’Incorruptible ne tient plus les rênes du tribunal ; les lois se sont relâchées : on peut se glisser entre elles, si l’on a de la souplesse. Et Fouché ne serait pas Fouché si, ayant déjà été si souvent dangereusement cerné, il ne réussissait à échapper à des filets aussi peu serrés. Par des intrigues et des ruses, il obtient de n’être pas arrêté immédiatement, et qu’on lui laisse le temps d’une riposte, d’une réponse, d’une justification : à cette époque-là, le temps c’était tout. On n’avait qu’à se plonger dans l’obscurité, et l’on était oublié ; on n’avait qu’à rester muet pendant que les autres criaient, et nul ne vous inquiétait. Suivant la célèbre recette de Sieyès, qui pendant toutes les années de la Terreur avait siégé à la Convention sans ouvrir la bouche et qui, lorsqu’on lui demanda ensuite ce qu’il avait fait durant tout ce temps-là, donna en souriant cette réponse géniale : « J’ai vécu », Fouché maintenant, à l’exemple de plus d’un animal, fait le mort, – précisément pour éviter la mort. Pourvu qu’on échappe pendant la courte période de transition, on peut se considérer comme sauvé. Cet homme perspicace a deviné, senti, que toute la magnificence et la puissance de la Convention ne vont durer que quelques mois, quelques semaines.
Joseph Fouché s’en tire ainsi, et, en ce temps-là, c’était beaucoup. À vrai dire, il ne sauve que sa vie, mais ni son titre ni sa situation, car il n’est plus élu à la nouvelle assemblée. Ses prodigieux efforts ont été vains, et c’est inutilement qu’il a dépensé une somme énorme de passion et de ruse, d’audace et de trahison : il ne parvient à sauver que sa vie. Il n’est plus Joseph Fouché de Nantes, représentant du peuple ; il n’est plus professeur à l’Oratoire ; il n’est plus qu’un individu oublié et méprisé, sans titre, sans fortune, sans importance, une ombre misérable qui a besoin de l’ombre pour se protéger.
Et, pendant trois ans, personne en France ne prononcera son nom.
IV – MINISTRE DU DIRECTOIRE ET DU CONSULAT – 1799-1802
Quelqu’un a-t-il déjà composé un hymne à l’exil, cette puissance créatrice du destin qui élève l’homme dans sa chute et qui, sous la dure contrainte de la solitude, concentre à nouveau et d’une manière différente les forces ébranlées de l’âme ? Les artistes n’ont toujours fait qu’accuser l’exil, comme une interruption apparente de l’essor, comme un intervalle sans utilité, comme une cruelle rupture. Mais le rythme de la nature veut ces césures violentes. Car celui-là seul connaît toute la vie qui connaît l’infortune. Seuls les revers donnent à l’homme sa pleine force d’attaque.
Le génie créateur surtout a besoin, de temps en temps, d’une telle solitude forcée, afin de mesurer, de la profondeur du désespoir, des lointains de l’exil, l’horizon et l’étendue de sa véritable mission. Les messages les plus importants de l’humanité sont venus de l’exil ; les créateurs des grandes religions, Moïse, le Christ, Mahomet, Bouddha, tous ont été obligés de pénétrer d’abord dans le silence du désert, loin des hommes, avant de pouvoir faire entendre une parole décisive. La cécité de Milton, la surdité de Beethoven, la geôle de Dostoïevsky, le cachot de Cervantès, le séjour forcé de Luther à la Wartbourg, l’exil de Dante et le bannissement volontaire de Nietzsche au milieu des zones glacées de l’Engadine, tout cela ne fut qu’une exigence secrète de leur propre génie, opposée au désir superficiel de l’être humain.
Or, même dans le monde politique, lequel est plus bas et plus terrestre, une retraite momentanée procure à l’homme d’État une nouvelle finesse de perception, un meilleur moyen de réfléchir et de calculer le jeu des forces en présence. Par conséquent, il ne peut rien arriver de plus heureux à une carrière d’homme politique qu’une interruption momentanée, car celui qui ne voit le monde que du haut d’une nuée impériale, du sommet d’une tour d’ivoire et du faîte de la puissance, ne connaît que le sourire des inférieurs et leur empressement dangereux : celui qui tient toujours les poids dans ses mains oublie sa véritable importance. Rien n’affaiblit plus l’artiste, le capitaine, l’homme d’action que la vue continuelle de nécessités conformes à sa volonté et à son désir ; ce n’est que par l’échec que l’artiste prend un contact direct avec son œuvre ; ce n’est que par la défaite que le capitaine apprend ses fautes, comme ce n’est que par la disgrâce que l’homme d’État acquiert la véritable clairvoyance politique. Une richesse constante rend efféminé, des applaudissements continus engourdissent l’esprit ; seule l’interruption donne au rythme se déroulant à vide un nouveau ressort et une élasticité créatrice. Seul le malheur procure une vision large et profonde des réalités de ce monde.
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