L’exil est une dure école, mais c’est une école où l’on apprend bien : il pétrit de nouveau et concentre la volonté du faible ; il rend résolu l’homme indécis et accroît la fermeté de celui qui en avait déjà. L’exil est toujours, pour l’homme véritablement fort, non pas une diminution, mais une augmentation de force.

 

L’exil de Joseph Fouché dura plus de trois ans, et l’île solitaire et inhospitalière où il fut relégué s’appelle la pauvreté. La veille encore proconsul et codirigeant des destins de la Révolution, il tombe des plus hauts échelons de la puissance dans une obscurité, une misère et une détresse telles qu’on ne retrouve plus ses traces. Le seul qui l’ait vu alors, Barras, donne un tableau émouvant de la misérable mansarde, de cet antre sous un toit, où Fouché loge avec son affreuse femme et deux petits enfants aux cheveux roux, maladifs, albinos et d’une rare laideur. À un cinquième étage, dans un lieu malpropre, renfermé, chauffé par le soleil, se cache cet être déchu, dont les paroles ont fait trembler des dizaines de milliers de gens et qui, dans quelques années, devenu duc d’Otrante, reparaîtra au gouvernail des destinées européennes ; pour l’instant, il ne sait avec quel argent il achètera demain du lait pour ses enfants ou paiera son triste loyer, et il est en outre obligé de défendre sa misérable vie contre d’innombrables ennemis invisibles, contre les vengeurs de Lyon.

Personne, pas même M. Madelin, son biographe le plus fidèle et le plus exact, ne peut indiquer avec précision de quoi Joseph Fouché a vécu pendant ces années de misère. Il ne touche plus d’indemnité parlementaire ; il a perdu la fortune de sa famille lors de la révolte de Saint-Domingue ; personne n’ose employer ou occuper publiquement le « mitrailleur de Lyon » ; tous ses amis l’ont quitté ; chacun s’écarte de lui. On prétend qu’il se livra aux besognes les plus singulières et les plus obscures ; en vérité, ce n’est pas une fable, le futur duc d’Otrante s’occupe alors d’engraisser des porcs. Mais bientôt il choisit un métier encore moins reluisant, celui d’espion pour le compte de Barras, le seul des nouveaux gouvernants qui reçoive encore ce misérable, avec une compassion remarquable. Certes, non pas dans le salon d’audience du ministère, mais quelque part, dans l’ombre ; là il jette à cet infatigable quémandeur, de temps en temps, une petite affaire malpropre, une fourniture frauduleuse aux armées, un voyage d’inspection, quelque menu profit de ce genre, qui permet à l’importun de se remettre à flot pour une quinzaine. Mais dans ces multiples tentatives le véritable talent de Fouché se révèle. Car Barras, dès cette époque, a toutes sortes de projets politiques ; il se défie de ses collègues et il peut fort bien utiliser un espion particulier, un rapporteur et informateur secret, n’appartenant pas à la police officielle, une espèce de détective privé. Fouché est merveilleusement apte à ce rôle. Il guette et épie, pénètre dans les maisons par les escaliers de service, se fait raconter diligemment par tous les gens qu’il connaît les potins du jour et il apporte secrètement à Barras cette vile écume de l’opinion publique. Et plus Barras devient ambitieux, plus ses projets tendent avec ardeur au coup d’État, plus Fouché lui est nécessaire. Depuis longtemps, au Directoire, au conseil des Cinq qui maintenant gouverne la France, il est gêné par les deux honnêtes gens qui s’y trouvent, surtout par Carnot, l’homme le plus droit de la Révolution, et il cherche à se débarrasser d’eux. Mais qui projette un coup d’État et forme des conjurations a surtout besoin de gens sans scrupules, allant d’un parti à l’autre, d’hommes à tout faire, de bravis et de bulos, comme les appellent les Italiens, – d’individus qui, d’une part, sont sans caractère, mais à qui, malgré ce manque de caractère, on peut se fier ; Fouché est, mieux que quiconque, propre à cette fonction. L’exil lui sert à préparer sa carrière et il y déploie déjà son futur talent de grand maître de la police.

 

Enfin, enfin, après une longue, très longue nuit passée dans les ténèbres glacées de la pauvreté, Fouché flaire l’air du matin. Il y a dans le pays un nouveau souverain ; une nouvelle puissance naît et il prend la résolution de se mettre à son service. Cette nouvelle puissance, c’est l’argent. À peine Robespierre et les siens sont-ils couchés sur le billot que l’argent ressuscite, omnipotent, avec de nouveau mille courtisans et valets. On revoit dans les rues des équipages aux chevaux bien étrillés et bridés de neuf et, à l’intérieur, assises demi-nues comme des déesses grecques, des femmes ravissantes, en taffetas et mousseline de prix. Au Bois, la Jeunesse dorée se promène à cheval, avec des culottes collantes de nankin blanc et des fracs jaunes, bruns et rouges. De leur main garnie de bagues ils tiennent d’élégantes cravaches à manche doré, qu’ils emploient aussi volontiers contre les anciens terroristes ; on fait de bonnes affaires dans les magasins de parfumerie et chez les joailliers ; cinq cents, six cents, mille salles de danses et cafés surgissent soudain ; on bâtit des villas et on achète des maisons ; on va au théâtre, on spécule et parie, on achète et vend, on joue des milliers de francs, derrière les rideaux de damas du Palais-Royal. L’argent est revenu, souverain, impertinent et audacieux.

Mais où était donc l’argent, en France, entre 1791 et 1795 ? Il était toujours là ; seulement il se cachait ; exactement comme en Allemagne et en Autriche, à l’époque de la peur des communistes, en 1919, les gens riches ont soudain fait les morts et se sont répandus en lamentations, dans leurs vêtements tout usés. Car celui qui, du temps de Robespierre, tolérait autour de lui le moindre luxe, et même celui qui ne faisait que s’en approcher, était tenu pour « mauvais riche » (selon l’expression de Fouché) et passait pour suspect : être considéré comme riche était funeste. À présent, seul celui qui est riche est considéré. Et voici que par bonheur (comme toujours, dans une période de chaos) l’époque devient admirable pour gagner de l’argent ! Les fortunes changent de mains ; des propriétés foncières sont vendues : on gagne là-dessus ; les biens des émigrés sont mis aux enchères : on gagne là-dessus. La fortune des condamnés est confisquée : on gagne là-dessus. La valeur des assignats baisse de jour en jour ; une fièvre sauvage d’inflation secoue le pays : on gagne là-dessus. On peut gagner sur tout, pourvu que l’on ait des mains lestes et effrontées, ainsi que des relations avec le gouvernement.