Sous la phrase mentionnée plus haut, il était écrit : Si seulement Dādā pouvait me reprendre à la maison, je ne gribouillerais plus sur ses articles.
Le bruit courait que son père tentait, à intervalles réguliers, de la faire venir quelque temps chez lui ; mais Gobindalal et Pyarimohan se liguaient pour l’en empêcher. Selon Gobindalal, il était temps pour elle d’apprendre à remplir ses devoirs envers son époux : la replonger dans l’ancienne atmosphère d’affection la perturberait inutilement. Il écrivit même sur le sujet un article si habile, si plein d’esprit que ses lecteurs, ceux de même sensibilité en tout cas, ne purent qu’être d’accord avec lui. Ayant eu vent de ce qui se passait, Uma nota dans son cahier : Dādā, je t’en supplie, ramène-moi à la maison encore une fois, juste une fois – je promets de ne pas t’ennuyer.
Un jour, elle s’était enfermée dans sa chambre pour écrire une phrase tout aussi dénuée de pertinence ; c’est alors que sa belle-sœur, Tilakmanjari, le démon même de la curiosité, décida d’aller voir ce qu’Uma pouvait bien fabriquer derrière sa porte si souvent close. Elle jeta un regard furtif à travers une fente et… que vit-elle ? Uma en train d’écrire ! Comment était-ce possible ? Jamais encore la déesse de l’intelligence n’avait honoré de sa visite les appartements des femmes de la maison. Sur ces entrefaites, Kanakmanjari, sa sœur cadette, arriva et jeta à son tour un coup d’œil à travers la fente. Ce fut enfin la benjamine qui, en équilibre instable sur la pointe des pieds, scruta les mystères de la chambre.
Tandis qu’elle écrivait ainsi, Uma entendit tout à coup trois rires familiers derrière sa porte. Soudain consciente de ce qui se tramait, elle referma en hâte le cahier et le rangea dans sa boîte avant d’enfouir son visage dans l’oreiller, prise tout à la fois de honte et de terreur.
C’est avec une vive inquiétude que Pyarimohan apprit l’incident. Si, à présent, les femmes se mettaient à lire et à écrire, pièces et romans feraient bientôt leur entrée à la maison, et il serait alors bien difficile de maintenir les règles de la vie familiale. Poussant sa réflexion plus avant, le jeune lettré avait élaboré une théorie des plus subtiles. Selon lui, le mariage parfait était le produit de l’association du pouvoir féminin et du pouvoir masculin. Mais à supposer que, par le biais de l’étude et de l’éducation, la position traditionnelle des femmes vînt à s’effacer, les formes du pouvoir ne seraient plus que masculines ; et le conflit au sein d’un double pouvoir masculin serait si destructeur que le mariage serait anéanti, et les femmes, condamnées au veuvage. Jusque-là, personne n’avait encore été en mesure d’ébranler cette théorie.
Ce soir-là, Pyarimohan vint voir Uma dans sa chambre. Il lui adressa de violents reproches et la ridiculisa en ces termes :
— Ainsi donc, la jeune épouse souhaiterait travailler dans un bureau avec un crayon derrière l’oreille ? Il faut que nous lui trouvions un sāmlā !
Comment Uma aurait-elle pu saisir le sens de ces paroles ? Elle n’avait jamais lu les articles de son mari et n’avait jamais appris à apprécier son esprit. Toujours est-il qu’elle fut profondément humiliée au point de souhaiter voir la terre s’ouvrir pour s’y engouffrer tout entière.
Après cet incident, elle cessa totalement d’écrire. Jusqu’à ce qu’un matin d’automne elle entendît une mendiante fredonner un chant āgamanī. Elle l’écouta tranquillement, le menton appuyé contre les barreaux de la fenêtre. Le soleil d’automne lui ramenait une foule de souvenirs d’enfance ; il lui était presque insupportable d’écouter ce chant.
Uma ne savait pas chanter. Mais dès qu’elle avait appris à écrire, elle s’était mise, comme pour se consoler, à noter toutes les mélodies qu’elle entendait. Voilà ce que la mendiante fredonna ce jour-là :
« Ton étoile perdue est revenue »,
disent les citadins à la mère d’Uma.
À ces mots, la Reine, à demi folle, se précipite en pleurant :
« Où est Uma, dites-moi ?
Ma petite Uma est revenue.
Viens, ma chérie, mon trésor.
Laisse-moi te serrer contre moi ! »
Alors, tendant ses deux petits bras,
Enlaçant le cou de sa mère,
Uma, pleine de dépit, la gronde :
« Pourquoi ne m’as-tu pas envoyé chercher ? »
Le même dépit, la même colère mêlée d’amertume gonfla à son tour le cœur d’Uma, et les yeux de la fillette se remplirent de larmes. Elle demanda furtivement à la chanteuse de se rapprocher et, refermant la porte de sa chambre, se mit à copier, dans son orthographe fantaisiste, le chant sur son cahier.
Tilakmanjari, Kanakmanjari et Anangamanjari qui avaient assisté à la scène à travers la fente de la porte se mirent à crier en tapant des mains :
— Baudidi, on a tout vu, Baudidi !
Uma ouvrit la porte.
— S’il vous plaît, mes chères sœurs, s’écria-t-elle, ne le dites pas, je vous en supplie. Je ne le ferai plus, je n’écrirai plus jamais, je vous le promets.
S’apercevant alors que Tilakmanjari avait repéré le cahier, elle fondit sur lui et l’étreignit contre son cœur. Ses belles-sœurs s’évertuèrent à le lui arracher. En vain. Ananga, en désespoir de cause, appela son frère. Pyarimohan ne tarda pas à arriver. Il s’assit sur le lit, la mine sévère.
— Donne-moi ce cahier, tonna-t-il.
Son ordre n’ayant pas été exécuté, il répéta d’une voix plus grave encore :
— Donne-le-moi.
La fillette tenait toujours le cahier serré contre elle en jetant à son époux des regards suppliants. Lorsqu’elle vit qu’il était sur le point de le lui prendre de force, elle le lança violemment par terre, se couvrit le visage de ses mains et s’effondra sur le sol. Pyarimohan ramassa le cahier et se mit à lire, d’une voix claironnante cette fois, les écrits enfantins. Entendant cela, Uma s’agrippa encore plus étroitement au sol comme pour y ensevelir sa honte, tandis que les trois filles s’abîmaient dans un fou rire irrépressible.
Uma ne revit jamais son cahier.
Pyarimohan possédait, lui aussi, un cahier rempli d’articles divers exposant d’une plume acérée ses théories sophistiquées, mais il ne se trouva personne d’assez ami du genre humain pour s’emparer du sien et le détruire.
L’Arbre du chagrin
Des recherches généalogiques montreraient que Banamali et Himangshumali étaient en fait des cousins éloignés. Si le degré de parenté entre leurs familles respectives était obscur et difficile à retracer, celles-ci étaient voisines depuis fort longtemps : seul un jardin les séparait.
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